Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 2, 1896.djvu/106

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
92
LES FABLIAUX

jamais lassée ni irritée, soit l’oubli de toute prétention artistique, en ces narrations vives, hâtées, nues ?

Et pourtant, tournez les pages du présent ouvrage. À côté de ce chapitre sur les fabliaux, voici une étude sur d’autres contes, contemporains : les lais de Bretagne. Exprimons d’un mot le contraste : d’un côté, les fabliaux et le Roman de Renard ; de l’autre, la Table Ronde.

Voici que s’oppose soudain à la gauloiserie, la préciosité ; à la dérision, le rêve ; à la vilenie, la courtoisie ; au mépris narquois des femmes, le culte de la dame et l’exaltation mystique des chercheurs du Graal ; aux railleries antimonacales, la pureté des légendes pieuses ; à Audigier, Girard de Vienne ; à Nicolette, Iseut ; à Auberée, Guenièvre ; à Mabile et à Alison, Fénice, Enide ; à Boivin de Provins et à Charlot le Juif, Lancelot, Gauvain, Perceval ; à l’observation railleuse de la vie familière, l’envolée à perte d’haleine vers le pays de Féerie.

Jamais, plus que dans les fabliaux et dans la poésie apparentée du xiiie siècle, on n’a rimé de vilenies ; et jamais, plus qu’en ce même xiiie siècle, on n’a accordé de prix aux vertus de salon, à l’art de penser et de parler courtoisement. Jamais on n’a traité plus familièrement que dans les fabliaux le Dieu des bonnes gens, ni plus ironiquement son Église ; et jamais foi plus ardente n’a fait germer de plus compatissantes, de plus touchantes légendes de repentir et de miséricorde. Jamais, plus que dans les fabliaux, les hommes n’ont paru concevoir un idéal de vie rassis et commun, et jamais, plus que dans les chansons de geste, dans les poèmes didactiques sur la chevalerie et les romans d’aventure, on n’a imaginé un idéal héroïque. Jamais, plus que dans les fabliaux, on ne s’est rassasié d’une vision réaliste du monde extérieur, et jamais, plus que dans les bestiaires, volucraires et lapidaires de la même époque, on ne s’est ingénié à faire signifier à la nature un symbolisme complexe. Jamais, pourrait-on croire à ne lire que les fabliaux, les femmes n’ont courbé la tête aussi bas qu’au moyen âge, et l’on peut douter, à lire les chansons d’amour, les lais bretons, les romans du cycle d’Artur, si jamais elles ont été exaltées aussi haut.

Fut-il jamais contraste plus saisissant, et pourtant plus réel ? Nous sommes en présence de deux cycles complets : l’un qui