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LES FABLIAUX

supposent chez les poètes et chez leurs auditeurs le même état d’esprit général que les fabliaux, les mêmes sources d’amusement et de délectation.

Par exemple, le mépris brutal des femmes est-il le propre de nos conteurs joyeux ? Non, mais il suscite et anime, auprès des fabliaux, des centaines de petites pièces, l’Évangile aux femmes, le Blastenge des femmes, Chicheface et Bigorne, intarissables en tirades ironiques, injurieuses. C’est lui qui, dans le Roman de la Rose, soulève et fait avancer par pesants bataillons les arguments de Raison, de Nature, de Génius. C’est lui qui inspire les tristes démonstrations en baralipton de Jean de Meun, qui devaient si fort affliger, plus d’un siècle après, l’excellente Christine de Pisan.

Et chacun des autres traits des fabliaux reparaît dans des œuvres apparentées. Dans nos collections de dits moraux, de bibles satiriques, de Miroirs du Monde, d’Estats du Monde, d’Enseignemens, de Chastiemens, n’est-ce pas, tout comme dans les fabliaux, la même vision ironique, optimiste pourtant, de ce monde ? N’est-ce pas, dans toutes ces œuvres, la même hostilité contre les prêtres, les mêmes railleries antimonacales lancées pourtant par des dévots ? la même satire sans colère, donc sans portée ? Et si l’on compare l’ensemble de nos contes à l’épopée animale de Renard, n’y a-t-il point parité intellectuelle entre les cinquante poètes qui ont rimé des fabliaux et les cinquante poètes qui ont rimé des contes d’animaux ? Ici et là, éclate le même besoin de rire, aisément contenté ; ici et là, on fait appel au même public gouailleur, étranger à de plus hautes inspirations :

Or me convient tel chose dire
Dont je vous puisse faire rire :
Que je sai bien, ce est la pure,
Que de sermon n’avez vous cure,
Ne de cors sainz ouïr la vie…

Existe-t-il une qualité des contes de Renard qui ne soit aussi une qualité des fabliaux, si nous considérons soit ces dons de gaieté, de verve, de prodigieux amusement enfantin, soit l’absence de toute émotion généreuse, soit la raillerie alerte,