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LES FABLIAUX

Pour ce qui est d’abord du reproche de lâcheté, nos conteurs ont, par ailleurs, des torts assez graves pour qu’on leur épargne cette accusation. Le vrai, c’est qu’ils daubent indifféremment sur les uns et sur les autres, chevaliers, bourgeois ou vilains, évêques ou modestes provoires. Il est vrai que les hauts dignitaires ecclésiastiques ou les grands seigneurs laïques figurent plus rarement dans les fabliaux que les bourgeois ou le bas clergé : mais c’est chose naturelle, car les personnages destinés à défrayer les contes gras sont, en tout pays, ceux de la comédie moyenne. Cela dit, on n’a que le choix dans notre collection entre les caricatures de seigneurs : ici, c’est toute une galerie de louches personnages, chevaliers qui vivent du prix des tournois ; là, dans la Housse partie, trois nobles seigneurs ruinés captent l’avoir d’un bourgeois ; là encore, dans Berengier, un châtelain, pour fumer ses terres, marie sa fille au fils d’un vilain usurier. — Des évêques se rencontrent parfois en aussi ridicule posture que les plus pauvres chapelains (l’Anneau magique, le Testament de l’âne, l’Évêque qui bénit); les moines y courent d’aussi tragiques aventures galantes que les séculiers (la longue Nuit) ; voici des dominicains qui captent des testaments (la Vessie au prestre) ; des cordeliers qui pénètrent dans les familles pour y porter la débauche et la ruine (Frère Denise). — Prétendre d’ailleurs qu’il y eût moins de péril à attaquer d’humbles desservants que des prélats, c’est méconnaître la puissance de la solidarité ecclésiastique ; et quant à dire que les jongleurs, respectueux des barons et des comtes, pouvaient impunément railler les bourgeois, c’est oublier qu’ils ne vivaient pas seulement des libéralités seigneuriales, mais que les bourgeois étaient, au contraire, leurs patrons favoris ; que les fabliaux n’étaient point contés seulement dans les nobles cours chevaleresques, mais dans les repas de corps de métier, ou dans les foires, devant les vilains.

Allons plus loin : si quelques fabliaux nous montrent — très vaguement — l’antagonisme des classes, il est remarquable que le poète y prend parti pour qui ? pour le fort contre le faible, comme le veut l’opinion que nous discutons ? non, pour le serf contre le maître. Tels sont les fabliaux de Connebert, du Vilain au buffet, de Constant du Hamel. Trois tyranneaux de village, le