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d’Orange, s’écartent de cette règle. L’art provençal se présente dans son ensemble comme beaucoup plus dégagé de ses origines ; ses mélodies, se développant presque sans répétitions dans toute la strophe, ont un caractère plus scolastique, plus analogue à celui du chant qu’enseignaient les maîtres de la science musicale et qui devait paraître plus choisi et plus relevé. Dans les mélodies françaises il y a parfois comme une imitation de ce style qui, pour nous au moins, se perd dans le vague, car il est sans contours, et l’on n’y trouve point cette tendance vers une tonalité précise qui plaît à notre oreille dans les mélodies du Nord. Si on compare par exemple la chanson du châtelain d’Arras : Bele et bone est cele por cui je chant, dont la musique se trouve dans le manuscrit Saint-Germain (f. 67), à celle qui la suit : Un petit devant le jour[1], on a peine à croire qu’elles soient contemporaines tant le style en est différent. Ces mélodies que j’appellerais volontiers provençalisantes sont très rares (du moins dans le manuscrit en question). Je crois qu’elles ne pouvaient avoir qu’un succès de mode ; elles ne pouvaient plaire aux trouvères, déjà sensibles à la tonalité. On comprend pourtant que même dans l’art musical se montre çà et là l’influence de l’art méridional. Si bien que j’attribuerais à ce goût musical, plutôt qu’au goût littéraire, la quantité de textes provençaux pourvus de mélodies qui abondent dans les chansonniers français. Nous pourrions en trouver une preuve dans une curieuse particularité qui a échappé jusqu’ici, je crois, à la critique : la chanson de femme Pleine d’ire et de desconfort (St-Germ., 47b) a la même mélodie note pour note que la fameuse pièce de Bernart de Ventadour : Quan vei la lauzeta mover, qui nous a été conservée dans trois autres manuscrits tout à fait indépendants[2]. Ce fait, même s’il est accidentel ou

  1. Un petit se trouve dans mon opuscule déjà cité. La pièce Bele et bone, dans le manuscrit de Berne, est attribuée au Roi de Navarre. Si elle est vraiment de ce poète, qui nous a laissé bon nombre de mélodies d’une si vive fraîcheur et d’une tonalité si décidée, le fait d’une imitation volontairement cherchée est presque évident. Il en est de même des mélodies d’Adam de la Halle comparées aux airs musicaux de son Jeu de Robin (voir Lavoix, p. 352, et Tiersot, p. 422-25) ; on y remarque une vraie dualité artistique qu’on ne pourrait guère expliquer sans admettre dans ses chansons une imitation voulue.
  2. Dans les ms. de Milan (G, 10) et de Paris, B. n., 22 543 (R, 56) et 844 (W, 190). Les œuvres de Bernart de Ventadour furent très connues au Nord (voir P. Meyer, et Gauchat dans Romania, XIX, 7, 8, et XXII, 373) et cette mélodie est précisément appelée son poitevin (c’est-à-dire provençal) dans les romans de Guillaume de Dôle