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ment). Dans quelques pièces apparaissent déjà les personnages de la poésie courtoise, les losengiers, les médisants (X, IV), les mal mariées (IV, VI, IX) : mais ce sont là des exceptions dues à des remaniements arbitraires. L’héroïne des pièces les plus anciennes est toujours une jeune fille (nous verrons plus tard l’importance de ce détail) dont on nous peint l’amour, toujours candide et naïf, sinon chaste ; cet amour ne rencontre point d’autres obstacles que les circonstances (absence de l’amant, X, XV, ou la résistance des parents, VIII, XIV). La nature des sentiments exprimés nous reporte aussi à une époque fort ancienne : l’amour est uniquement ressenti par la femme ; il est représenté comme impérieux et foudroyant ; il envahit tout l’être et rend étranger à tout ce qui n’est pas lui. Nos héroïne sont rêveuses, maladroites à leurs humbles besognes : Aiglantine « s’entroblie, se point (se pique) en son doit » ; Doette « lit en un livre, mais au cuer ne l’en tient (elle ne songe point à ce qu’elle fait) » ; Yolanz « ne pot ester (se tenir debout), a la terre s’assist ».

Les hommes au contraire sont représentés, sinon comme insensibles, au moins comme assez indifférents à l’amour qu’ils inspirent ; ils l’acceptent parfois, mais c’est avec une condescendance quelque peu dédaigneuse, et ils ne s’engagent point à le payer de retour : c’est Raynaud qui, sans prétexte, s’éloigne d’Erembor, et c’est Erembor qui demande à « s’escondire » (s’excuser), à « jurer sur saints » qu’elle est innocente. Aiglantine a aimé Henri et lui a donné des preuves de cet amour, mais sans s’enquérir s’il devait jamais la prendre pour femme. Ce sont toujours les amantes qui font les premiers pas (VIII, XVII) ; on sent enfin que toute la supériorité est du côté de l’homme. Ce sont bien là les mœurs de la plus ancienne époque féodale ; c’est là exactement l’amour tel que le peignent les chansons de geste.

Ce genre dut disparaître assez rapidement ; aucune des pièces que nous venons d’analyser et qui sont toutes anonymes ne paraît postérieure aux premières années du XIIIe siècle (quelques-unes comme les nos I et III, sont beaucoup plus anciennes) ; vers le milieu de ce siècle, un certain Audefroi le Bâtard, d’Arras, connu aussi comme auteur de chansons courtoises, essaya de la rajeunir et délaya, en de longues pièces d’un style fleuri et