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nous fatiguent par leur monotonie ; mais le public du moyen âge ne concevait rien qui fût au-dessus. Brunetto Latino, dans son livre du Trésor, cite comme un exemple de description parfaite le portrait d’Iseut dans le roman en prose de Tristan : chacun des traits de sa physionomie, au lieu d’être individualisé, est l’objet d’une vague comparaison, qui ne manque pas de grâce poétique, mais où nous ne pouvons trouver quelque charme qu’à la condition d’oublier un moment que nous l’avons vue vingt fois ailleurs.

Les peintures de mœurs chevaleresques, les descriptions de fêtes, de tournois et de combats, nous plaisent encore par elles-mêmes lorsqu’elles sont vives et légères, mais elles valent surtout par les renseignements précieux qu’elles nous fournissent sur la vie réelle et sur l’idéal du monde chevaleresque.

Quant au merveilleux des romans courtois, il est presque toujours enfantin, et s’il nous amuse, c’est au même degré et au même titre que les contes de fées. En dehors même des épisodes où le merveilleux intervient, nous sommes frappés du peu de souci que nos vieux auteurs prenaient de la vraisemblance ; c’est là un trait commun avec les contes populaires. Ils n’hésitent pas (voir Lanval de Marie de France) à réunir une cour de justice pour décider la question de savoir si l’amie d’un chevalier est plus belle que la reine, et l’on pourrait citer nombre d’exemples semblables. Et cependant on saisit déjà dans les romans du moyen âge la préoccupation intermittente du « détail vécu », comme on dirait aujourd’hui, et dans les œuvres de la seconde époque on sent un effort pour atteindre à une vraisemblance relative ; c’est à ce moment et sous cette influence que les fées primitives sont remplacées par des dames instruites dans les pratiques de la sorcellerie.

Vraisemblables ou non, les événements sont racontés par le romancier avec une conviction communicative ; il s’émeut lui-même dans les moments pathétiques, et exprime son émotion comme devant un fait réel qui se passerait sous ses yeux. Il en était de même dans les chansons de geste ; quand les Sarrasins se préparent au combat, l’auteur de la chanson de Roland s’écrie :

Dieu ! Quel malheur que Français ne le savent !