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œuvres narratives. Le Tristan, aujourd’hui perdu, a été composé vers 1160 : viennent ensuite Erec et Enide, Cligès, le Chevalier de la Charrette (vers 1170), le Chevalier au lion, enfin Perceval (vers 1175).

Le sujet d’Erec et Enide peut se résumer en quelques mots. L’amour d’Erec pour sa jeune femme Enide le détourne des « chevaleries », et ses barons en murmurent. Instruit par Enide de ce mécontentement, il part avec elle, refusant toute autre compagnie, et la promène à travers les aventures, l’obligeant à marcher devant lui, avec défense de jamais lui adresser la parole. Ils courent mille dangers, où les jette la témérité d’Erec, et auxquels ils échappent grâce à sa vaillance. Enfin Erec demande pardon à Enide, qui est tout heureuse de retrouver l’affection de son mari. On reconnaît là le thème populaire de la femme innocente persécutée, si souvent traité au moyen âge, et auquel se rattache le conte célèbre de Grisélidis. Dans le roman de Chrétien, la persécution est motivée par la faute qu’Enide commet contre l’Amour en se laissant inquiéter par les jugements du monde.

Cligès. — Cligès suit immédiatement le roman d’Erec, dans l’ordre chronologique, et lui est bien supérieur. Le merveilleux y tient peu de place, les aventures chevaleresques y sont raisonnables et peu nombreuses, et l’intérêt réside presque exclusivement dans l’analyse des sentiments : aucune œuvre ne peut nous donner une idée plus exacte de ce qu’on pourrait appeler « le roman psychologique » du moyen âge, ni nous faire mieux connaître les qualités et les défauts de Chrétien de Troyes[1].

Cligès, fils d’un empereur de Constantinople, et Fénice, fille d’un empereur d’Allemagne, n’ont pu se voir sans éprouver l’un pour l’autre un violent amour qu’ils cachent au fond de leur cœur.

Ils étaient si beaux, elle et lui,
Que le rayon de leur beauté
Faisait resplendir le palais,
Tout de même que le soleil
Luit au matin, clair et vermeil.

  1. Voir une analyse très détaillée de Cligès dans Revue de philologie française (Paris, Bouillon, t. VIII, p. 214 et suiv.).