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qu’elle peut, et se pâme sur le corps, et jette un soupir, et le cœur lui part et l’âme s’en va. Ainsi furent morts les deux amants Tristan et Iseut. »

Ce récit ne manque ni d’émotion ni de charme ; mais on y sent le souci de ramener les événements aux proportions d’une histoire réelle et l’attitude des personnages aux convenances d’une société plus polie. Il serait fastidieux de s’arrêter aux autres différences qu’on peut établir entre les romans en prose et les poèmes consacrés à Tristan. C’est une remarque générale qu’en prenant la forme de la prose, l’épopée courtoise s’est affaiblie et uniformisée, qu’elle s’est chargée d’aventures nouvelles offrant pour nous un médiocre intérêt. Disons seulement que Tristan y est présenté comme l’un des héros de la Table ronde, l’ami de Lancelot et de Perceval.

Parmi les aventures anciennes, qui ne figurent pas dans les fragments conservés de Béroul et de Thomas, mais que nous retrouvons dans les traductions étrangères, ou dans le roman en prose, plusieurs méritent au moins une mention : tel l’épisode du cheveu d’Iseut qu’une hirondelle, en faisant son nid, laisse tomber aux pieds du roi Marc ; ce cheveu était si beau et d’un blond si doré que le roi jure de n’épouser que la femme à qui il a appartenu, et Tristan, sans autre indice, s’embarque à sa recherche. Tel encore l’épisode du chien Petitcru dont le grelot a le privilège de faire oublier leurs souffrances à ceux qui l’entendent tinter ; Tristan l’a envoyé à son amie, mais Iseut arrache le grelot et le jette à la mer, ne voulant pas que Tristan soit seul à souffrir de leur commune douleur.

Les poèmes de Tristan l’emportent sur les autres romans du moyen âge par l’intérêt exceptionnel du récit, sa simplicité relative et la poésie pénétrante dont ils sont empreints. Il est difficile de dire dans quelle mesure nos poètes ont puisé à des sources étrangères. Mais l’amour qu’ils dépeignent nous paraît sensiblement différent de cet amour sauvage que nous offrent les histoires celtiques authentiques. Nous avons là, nous semble-t-il, la première forme de l’amour français, de l’amour courtois, avec ses tendresses infinies, ses scrupules délicats, son inaltérable constance. On peut, sans témérité, faire honneur à la France d’avoir produit « l’incomparable épopée d’amour ».