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grand peine et dit : « Pour Dieu ! belle sœur, dites-moi comment était la voile de la nef. — Ma foi, fait-elle, elle est plus noire que mûre. « Hélas ! Pourquoi le dit-elle ? Bien la doivent les bretons haïr ! Dès qu’il entendit ses paroles, il sut qu’Iseut son amie ne venait pas, il se tourne de l’autre côté et dit : « Ah ! douce amie, je vous recommande à Dieu, vous ne me verrez plus jamais ni moi vous. Dieu soit votre garde ! Adieu ! Je m’en vais, je vous salue. » Lors il bat sa poitrine et se recommande à Dieu. Et son cœur se brise et l’âme s’en va.

Lors commencent les cris et le deuil dans le palais. La nouvelle va par la ville et par le port que Tristan est trépassé. Lors y accourent grands et petits, et crient et font tel deuil qu’on n’y eût pas entendu Dieu tonnant. La reine Iseut, qui était en mer, dit à Gènes : « Je vois les gens courir, et j’entends crier trop durement, je crains bien que le songe que j’ai eu cette nuit ne soit vrai. Car je rêvais que je tenais en mon giron la tête d’un grand sanglier qui toute me souillait de sang et ensanglantait ma robe. Pour Dieu, je crains trop que Tristan ne soit mort. Faites appareiller cette nef et nous irons droit au port. » Gènes la mit dans le bateau et ils se dirigèrent vers la terre ferme. Quand ils eurent abordé, elle demanda à un écuyer, qui menait grand deuil, ce qu’il avait et où les gens couraient ainsi. « Certes, dame, fait-il, je pleure pour Tristan notre seigneur, qui vient de mourir, et c’est là que courent ces gens que vous voyez. » Quand Iseut l’entendit, elle tombe pâmée à terre, et Gènes la relève ; et quand elle fut revenue à elle, ils s’en vont tant qu’ils vinrent en la chambre de Tristan, et le trouvent mort. Et le corps était étendu sur un ais, et la comtesse de Montrelles le lavait et l’habillait. Quand Iseut voit le corps de Tristan son ami qui est là en sa présence, elle fait évacuer la chambre et se laisse choir pâmée sur le corps. Et quand elle revint de pâmoison, elle lui tâta le pouls, mais ce fut en vain, car l’âme s’en était allée. Lors elle dit : « Doux ami Tristan, quelle dure séparation de moi et de vous ! J’étais venue vous guérir. Or j’ai perdu mon voyage et ma peine et vous. Et certes, puisque vous êtes mort je ne cherche plus à vivre après vous. Car, puisque l’amour a été entre vous et moi à la vie, il doit bien être à la mort. » Lors elle l’embrasse de ses bras contre son sein si fort