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Je vous aurais rendu la vie,
Vous aurais parlé doucement
De l’amour qui fut entre nous,
Notre aventure j’aurais plainte,
Nos ivresses et notre joie
Et la peine et la grand douleur
Qui a été en notre amour.
Je vous aurais tout rappelé,
Vous aurais baisé, accolé.
Mais, quand trop tard y suis venue,
Je ferai comme vraie amie,
Pour vous je veux mourir aussi. »
L’embrasse, près de lui s’étend,
Lui baise la bouche et la face,
Étroitement des bras le serre,
Corps à corps, bouche contre bouche,
Elle rend ainsi son esprit
Et reste morte auprès de lui
Pour la douleur de son ami.
Thomas finit là son écrit ;
A tous amants il dit salut :
Aux pensifs et aux attendris,
Aux tourmentés, aux désireux,
A tous ceux qui orront ces vers.
Si n’ai pu tous les satisfaire,
Ai fait du mieux, à mon pouvoir.
J’ai voulu conter une histoire
Qui dût faire aux amants plaisir,
Où par endroit puissent trouver
Chose que retenir ils aiment.
Qu’ils en puissent avoir confort
Contre le change et l’injustice,
Contre peine et contre douleur,
Contre toute embûche d’amour !

Le roman de Thomas a été imité par un poète allemand d’une réelle valeur, Gotfrid de Strasbourg. Malheureusement il n’a pu lui-même achever son œuvre, et nous ne pouvons le comparer à Thomas pour les scènes si dramatiques qui forment le dénouement. Ces scènes nous émeuvent d’autant plus que les incidents en sont empruntés à l’ordre naturel des choses. Le calme plat succédant à la tempête, ces arrêts successifs dans une traversée d’où dépend le sort des deux amants, sont un merveilleux moyen de rendre plus pathétiques, en les prolongeant, l’anxiété de Tristan et la douloureuse impatience d’Iseut.

Les romans en prose. Conclusion. — Nous ne nous arrêterons pas aux petits poèmes qui racontent des épisodes isolés de l’histoire de Tristan[1], nous réservant de parler du « lai du chèvrefeuille » en même temps que des autres lais de Marie de France.

Dans le premier tiers du XIIIe siècle fut composé un long roman en prose de Tristan, qui a été plusieurs fois remanié et allongé dans le courant du même siècle. Le dénoûment y est tout différent : Tristan est surpris et blessé à mort par le roi Marc dans la chambre d’Iseut. Il se réfugie chez son ami le sénéchal Dinas et obtient de revoir Iseut une dernière fois. Elle veut mourir avec lui, et Tristan l’embrasse si étroitement que

  1. Dans l’épisode de la Folie Tristan, Tristan, déguisé en fou, est reconnu en premier lieu par son chien, comme Ulysse dans l’Odyssée.