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L’ÉPOPÉE ANTIQUE

anciens poètes ont le courage d’éviter, écrit avec agrément et facilité ; mais dans cette tragique histoire manque toute émotion profonde et toute note véritablement pathétique. » L’auteur raconte tout du même ton : « on sent qu’il ne voit pas en esprit les scènes qu’il représente ; il se plaît, dans les moments les plus saisissants, à de longs dialogues froids et subtils[1]. » Il y a chez lui plus d’imagination que de sensibilité.

2. Piramus. — Ce conte, qui ne manque pas de mérite, a été à tort attribué à Chrétien de Troyes, dont il ne rappelle pas le style[2]. On le trouve, comme Philomena, inséré dans l’œuvre de Chrétien Legouais, mais cette fois sans indication d’auteur. L’imitation d’Ovide (Métam., IV, 55-166) est assez fidèle, mais le conte français est plus dramatique, et l’auteur inconnu compense, par la sensibilité et la naïveté charmante dont il fait preuve, ce qui lui manque du côté de la noblesse et de l’élégance. Comme dans Ovide, Piramus survit assez longtemps à sa blessure pour revoir et reconnaître Thisbé ; mais tandis que dans le poème latin il expire sans pouvoir prononcer une parole, le trouveur lui fait exprimer en quelques mots son douloureux étonnement de voir Thisbé vivante. « Il est mort, et cele est pasmée ; Dieus ! Quel amour est ci finée ! » dit en terminant le poète. « Il y a là », comme dit un critique après avoir cité cette dernière scène, « un accent ému, un sentiment touchant exprimé avec grâce et simplicité[3]. » Le grand nombre des allusions à cette œuvre qu’offre la poésie française, provençale et italienne, dès la fin du xiie siècle[4], montre d’ailleurs le succès qu’elle a obtenu. Ajoutons qu’en Italie, G. Sercambi (vers 1374) a raconté avec de jolis détails cette légende dans sa 93e nouvelle (éd.

  1. G. Paris, loc. laud., p. 39-40.
  2. Il contient, en particulier, de longs monologues de caractère lyrique, d’une forme inconnue à Chrétien : des vers de deux syllabes s’y mêlent aux vers octosyllabiques.
  3. L. Moland, Orig. littér. de la France, p. 296. Cf. Histoire littéraire, XIX, 761 et suiv.
  4. M. Birch-Hirschfeld, Ueber die den provenz. Troubadours, etc., p. 12-13, en a relevé dans Guiraut de Cabreira, Arnaut de Marveil, Rambaut de Vaqueiras, Rufian et Izarn, Elias de Barjols, Pierre Cardinal, Arnaut de Carcasses, Flamenca (les quatre premières au moins sont antérieures au xiiie siècle) ; M. R. Darnedde. Ueber die den altfranz. Dichtern, etc., p. 112, 113, en cite de Chrétien (Chevalier à la Charrette et Tristan), de Blondel de Neele, du Roman de la Poire, etc. ; enfin, M. Graf, Roma., etc., II, 308, en donne une de Pier delle Vigne (Pierre des Vignes), le fameux chancelier de l’empereur Frédéric II, roi des Deux-Siciles, qui pourrait bien remonter directement à Ovide.