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L’ÉPOPÉE ANTIQUE

Champagne, que Louis VII avait épousée en troisièmes noces (1160), et qui fut la mère de Philippe-Auguste, la difficulté disparaîtrait, et l’on donnerait un appui de quelque valeur à l’opinion de ceux qui veulent que Benoit ait été originaire de Sainte-Maure, près de Troyes[1]. En même temps, il y aurait là un argument contre l’identification de notre Benoit avec celui qui a composé, entre 1172 et 1176, sur l’ordre de Henri II, qui en avait d’abord chargé Wace, une Chronique des ducs de Normandie de plus de 42 000 vers, qui s’arrête, on ne sait par quel fâcheux hasard, précisément à la fin du règne de Henri Ier : et pourtant, l’on a donné, pour justifier cette identification, des raisons d’ordres divers (langue, vocabulaire, procédés de style, ornements) et qui ne manquent pas de valeur. Nous croyons devoir réserver cette question, dont la solution a une certaine importance pour l’histoire littéraire : il n’en est pas de même de celle, tout aussi controversée, de l’attribution de l’Eneas à Benoit, à qui nous croyons devoir en refuser nettement la paternité[2], comme nous lui avons déjà refusé celle du Roman de Thèbes.

Quant à la date, la langue du poème, autant du moins qu’on peut en juger aujourd’hui, nous permet de la fixer entre 1160 et 1165. Certains caractères phonétiques, dans le détail desquels nous ne pouvons entrer ici, mais surtout les manquements assez fréquents à la déclinaison, empêchent de remonter plus haut. Il n’est d’ailleurs pas encore possible d’affirmer, de façon certaine, que Troie soit antérieur à l’Eneas. Cependant, outre que le manque de prologue dans ce dernier et les vers du début, qui en font comme une suite du Roman de Troie, pourraient le faire préjuger tout d’abord, l’altération de la déclinaison, un peu plus avancée que dans Troie[3], appuie sérieusement cette hypo-

  1. La question de savoir s’il s’agit du Sainte-Maure voisin de Troyes, ou du Sainte-Maure situé entre Tours et Châtellerault, ne saurait être définitivement tranchée que lorsque nous serons en possession d’une édition critique du poème.
  2. Voir plus loin, p. 223. Il ne l’est pas non plus de la Chronique ascendante en alexandrins, qui doit être rattachée comme prologue à la Geste des Normands (Brut) de Wace et est également l’œuvre de ce dernier ; ni de la chanson d’adieu d’un chevalier partant pour la croisade qui figure dans le manuscrit harléien de la Chronique ; ni enfin d’un chant en l’honneur de Thomas Becket, dont l’auteur se nomme lui-même : Benoist, frère prêcheur, et qu’on doit peut-être confondre avec l’abbé de Péterborough, mort en 1193, qui avait écrit, outre une Chronique de Henri II, une vie latine du fameux archevêque de Cantorbéry.
  3. Nous avons ici en vue non l’édition, mais l’ensemble des manuscrits.