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PRÉFACE

Ce que j’ai dit du mérite qu’ont eu nos vieux auteurs à créer de toutes pièces une forme qui n’est que rarement belle, mais qui n’en est pas moins très méritoire si on songe aux conditions où ils l’ont créée, il faut le dire de l’ensemble de la littérature française du moyen âge, surtout à ses débuts. C’est un titre d’honneur impérissable pour la nation française, — et il faut associer dans cet honneur la France méridionale à la France du nord, — que d’avoir fondé la littérature moderne, en osant employer la langue vulgaire d’abord pour des poèmes épiques ou simplement narratifs, puis pour une poésie lyrique populaire et « courtoise », pour des œuvres satiriques, morales, philosophiques, pour des compositions théâtrales, enfin pour des récits historiques ou des fictions en prose. Il faudrait un espace que je n’ai plus ici pour faire comprendre tout ce qu’une pareille création a eu de hardi et presque d’héroïque. Elle est dans un rapport étroit avec la constitution même de la société où elle s’est produite, et elle a eu pour résultat de rendre pendant des siècles toute l’Europe civilisée tributaire de la France. Par là encore la littérature française du moyen âge ressemble à la littérature française moderne, issue, elle aussi, d’un effort courageux et difficile pour accommoder une matière presque intacte à une forme nouvelle, intimement dépendante, elle aussi, des conditions sociales où elle se produit, et exerçant, elle aussi, une influence souveraine sur les littératures voisines.

C’est ainsi que nos deux grandes périodes littéraires, celle du moyen âge et celle des temps modernes, se ressemblent par leur histoire extérieure autant que par beaucoup de leurs caractères intimes, et, quelque séparation qu’ait mise entre elles la rupture de la tradition immédiate, ne doivent pas être séparées par ceux qui veulent surtout