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ne pas oublier les protestations indignées de Guillaume Guiart, qui, dans sa Branche des royaux lignages[1], s’emporte contre les lecteurs de nos vieux poèmes, contre ces nigauds qui cuident que ce soit évangile. Ce ne sont point là des documents de peu de poids. Il y a là un état d’âme nouveau, une sorte de malaise que le vrai peuple de France n’a assurément pas connu, mais qui a affecté les classes lisantes. C’en était assez pour que l’Épopée entrât dans l’ère de sa décadence.

Mais, en dehors de ces causes philosophiques, il en est d’autres, uniquement littéraires, qui suffisent à expliquer le déclin de notre littérature épique.

En réalité cette décadence a commencé le jour même où l’assonance a cédé la place à la rime, le jour où l’épopée nationale a été lue au lieu d’être seulement écoutée, où elle a parlé aux yeux au lieu de s’adresser à l’oreille.

Lors donc qu’il s’est agi pour nos trouvères de transformer une chanson assonancée en un poème rimé, ils se virent plus d’une fois dans l’obligation de remplacer un vers de l’ancienne version par deux ou trois vers de la nouvelle. En voici un exemple qui pourra sans doute sembler décisif. Dans un couplet en on du Roland assonancé, du Roland d’Oxford, on lit le vers suivant : Hier li trenchat Rollanz le destre puing. Or puing peut fort bien à cette époque « consonancer » avec des mots tels que sunt ou amunt, mais il ne saurait rimer avec eux. Que fait en pareil cas le rajeunisseur du XIIe ou du XIIIe siècle ? Il se montre d’abord fort empêtré, mais il ne tarde guère à prendre son parti et écrit bravement : Li quens Rollans qi ait maleïçon — De son braz destre li a fait un tronçon[2]. Voilà deux vers au lieu d’un, mais deux vers médiocres, dont le premier renferme une affreuse cheville (qi ait maleïçon) et le second une méchante périphrase (li a fait un tronçon).

Je me borne à cet exemple ; mais le même cas s’est présenté pour des milliers et des milliers de vers, si bien qu’au lieu d’un poème substantiel en quatre mille honnêtes et bons décasyllabes, on en est venu à fabriquer, au XIIIe siècle, une chanson de six à sept mille vers, laquelle est nécessairement déshonorée par

  1. Roncevaux, texte de Versailles.
  2. En 1306.