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a abordé tous les rivages, parlé toutes les langues, et, accueillie partout avec honneur, a fait aimer partout la France et le génie français. Une aussi glorieuse universalité est faite pour désarmer ceux qui dénigrent nos vieilles chansons ; elle ravit et encourage ceux qui les défendent et qui les aiment. Nous sommes de ce nombre.

Décadence et fin de l’Épopée nationale. — Nous n’avons pas à raconter ici l’histoire triste et longue de la mort de notre épopée nationale. Il y a des écrivains qui éprouvent une âpre joie à se faire les historiens de toutes les décadences. Nous ne leur envions pas une aussi désolante besogne, et nous nous attacherons à ne dire ici que le nécessaire.

On a écrit quelque part : « La grande cause de la mort de notre épopée, c’est le commencement du scepticisme et l’avènement de la critique moderne. » Ces derniers mots sont peut-être excessifs ; mais il est certain que, dès le XIIIe siècle, nos épiques ne croyaient plus à leurs héros. L’histoire était toute jeune encore ; mais enfin elle était, et pourchassait déjà la légende. Le scepticisme, d’ailleurs, ne se bornait pas aux chansons de geste, aux grands coups d’épée d’un Roland, aux exploits presque miraculeux de cet Ogier qui tenait seul l’Empire en échec. Les auteurs des fabliaux, comme ceux de Renart et de la Rose, étaient déjà voltairiens plusieurs siècles avant Voltaire et se gaussaient de tout avec un vilain sourire goguenard. L’épopée ne pouvait échapper à ce doute gouailleur qui n’épargnait pas Dieu lui-même. Non seulement elle provoqua ce haussement d’épaules familier aux sceptiques qui passent devant une grande chose ; mais on alla jusqu’à la bafouer publiquement et à lui infliger le châtiment immérité de la parodie. Et de quelle parodie ! Il faut (c’est dur) lire cet immonde Audigier dont la scatologie est faite pour révolter les esprits les moins délicats, il faut lire ces pages cyniques, écrites dans le rythme particulier d’Aiol et de Girard de Roussillon (c’est une injure de plus) pour se faire quelque idée de la stupide réaction dont nos chansons de geste furent l’objet en plein siècle de saint Louis. Et Audigier n’est pas le seul témoignage qui nous soit resté de cette hostilité rebutante : il faut y joindre la plaisanterie plus innocente du Siège de Neuville où l’on met en scène de bons bourgeois qui jouent au chevalier ; il faut surtout