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sous leurs yeux pour leur faire voir, jusqu’à l’évidence, que tout y est germain. Oui, tout : la pénalité préventive, la composition de ce plaid où le Roi n’a que le droit de présence, le défi judiciaire, les actes juridiques qui forment le prologue presque inattendu de ce duel in extremis où l’un des champions va mourir, et enfin, ce duel, ce campus lui-même. Tous ces éléments de procédure se retrouvent dans les différentes lois barbares. Seule, l’exécution des otages n’y est pas mentionnée ; mais si ce terrible châtiment infligé à la famille du traître n’est pas conforme à la lettre de ces vieilles lois, il est assurément conforme à leur esprit. Quant au supplice de Ganelon, il est d’origine directement féodale, et c’est en effet le genre de mort réservé plus tard à tous ceux qui livrent leur pays ou leur roi. On ne pend pas ces misérables : on les écartèle.

Ces sauvageries de la pénalité, nous les constatons dans le plus beau de nos poèmes, dans celui où l’aile de notre épopée s’est élevée le plus haut. C’est assez dire que, dans nos vieilles chansons, nous trouvons à la fois l’élément chrétien dans ce qu’il a de plus sublime et l’élément germanique dans ce qu’il offre de plus barbare. Ils sont parfois horribles, ces héros de notre épopée primitive. Dans la férocité de leurs guerres privées, ils ne se contentent pas de tuer leur ennemi, qui est chrétien comme eux : ils se jettent sur lui comme un fauve, lui ouvrent la poitrine, en arrachent le cœur et le jettent, tout chaud, à la tête du plus proche parent de leur victime. Ils incendient les moutiers, perchent leurs faucons sur les bras du crucifix, installent leurs lits au pied de l’autel, pillent, brûlent, massacrent. Puis, soudain, dans le même couplet de la même chanson, voilà qu’ils s’agenouillent, qu’ils jettent au ciel un regard adouci, qu’ils pardonnent à leurs pires ennemis et leur donnent le baiser de paix ; voilà qu’ils offrent leur vie pour une grande cause, qu’ils entreprennent de défendre ici-bas toutes les faiblesses et qu’ils se constituent les champions de toutes ces veuves qui pleurent, de tous ces orphelins qui tremblent, de tous ces petits qu’on opprime ; voilà surtout qu’ils mettent leur grosse épée au service de l’Église et qu’ils lui disent : « Ne crains rien. Je suis là. » Et d’où vient un tel changement, une telle métamorphose ? Ils ont vu Jésus en croix.