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besoin de faire sentir son influence et qui est plus d’une fois restée germaine à l’état pur. Tel est, pour choisir un exemple décisif, le trop célèbre campus ou duel judiciaire. On en trouve vingt ou trente récits, tous vivants et passionnés[1], jusqu’en des poèmes du XIIIe siècle où l’on aurait quelque peine à trouver d’autres traces de la barbarie germanique. Encore ici, c’est le Roland qui peut légitimement passer pour le type le plus parfait, et le procès de Ganelon est un document à la fois très dramatique et très précis… Donc, voici que le traître est lié à un poteau où des serfs le battent à grands coups de bâton et de corde, et à peine est-il détaché de ce pilori où il a laissé de son sang et de sa chair, que l’Empereur, encore tout échauffé par le souvenir de Roland, jette son cri d’appel et convoque un plaid solennel où toutes les régions de son vaste empire devront être représentées. Les ducs et les comtes arrivent bientôt par tous les chemins de l’empire ; mais, au lieu de trouver en eux des vengeurs ardents de son neveu et qui lavent la honte de Roncevaux dans le sang du traître, l’empereur a la douleur de rencontrer des prudents et des fidèles qui finissent par prendre le parti de l’accusé. Charles qui préside ce tribunal, mais qui n’y a même pas voix délibérative, Charles ne peut que cacher son visage entre ses mains, et pleurer en silence. C’est alors qu’un Angevin, Thierry, défie en champ clos tous les parents de Ganelon ; c’est alors que l’un d’eux, Pinabel, relève fièrement ce défi ; c’est alors que les deux champions se revêtent de leurs armures, se confessent, entendent la messe, communient ensemble ; c’est alors enfin que, la prière encore aux lèvres et l’eucharistie dans le sang, ils se jettent furieux l’un contre l’autre. L’heure est solennelle et le jugement de Dieu va se déclarer, Dieu se prononce en faveur de la juste cause : Pinabel succombe ; ses trente otages sont implacablement mis à mort ; Ganelon, qui a mérité le châtiment des traîtres, est tiré à quatre chevaux, et son sang clair coule sur l’herbe verte. Il meurt comme il a vécu, en félon.

Cette scène est aujourd’hui classique, et elle est certainement connue de tous nos lecteurs ; mais nous avons dû la replacer

  1. Nous en avons cité douze, au mot Combat judiciaire, dans la Table de notre Chevalerie.