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l’épopée homérique, à revendiquer pour nos poèmes français le mérite incontestable d’une conception plus large, d’une doctrine plus pure, d’une poésie plus élevée. Nous nous obstinerons à affirmer que les âmes de la plupart de leurs héros ont des proportions plus vastes que celles des héros antiques, et la raison nous en semble bien simple : c’est que le Christianisme a passé par là. Nous demeurons attaché à ces thèses, et leur serons fidèle jusqu’au bout ; mais, pour tout le reste, nous admettrons tous les tempéraments légitimes. Nous reconnaîtrons volontiers qu’on ne peut décerner le titre d’épopées qu’à une trentaine de nos vieux poèmes et que, sur ces trente chansons, il y en a une vingtaine seulement, avec quelques extraits de certaines autres, qui aient droit à notre enthousiasme. En d’autres termes, il y a une vingtaine de Chansons de Roland dont l’admiration s’impose à tout esprit impartial et dont l’étude doit légitimement occuper quelque place dans les programmes élargis de notre éducation nationale. C’est assez, et nous ne demandons rien de plus.

Physionomie religieuse, politique et morale de nos chansons de geste. — Nous ne sommes plus au temps où la critique littéraire se bornait aux vaines subtilités de la rhétorique et de la grammaire : nous voulons aujourd’hui qu’on aille au fond des choses et que, dans le jugement des œuvres de l’esprit, on s’applique surtout à faire connaître les idées du philosophe, de l’historien, du poète. C’est le devoir que nous avons ici à remplir vis-à-vis de nos chansons de geste.

L’idée de Dieu les domine et les pénètre. Cette constatation a d’autant plus de valeur que nos chansons des XIe et XIIe siècles sont, dans notre Occident latin, les plus anciens documents véritablement populaires que nous puissions interroger sur cette question qui, en vérité, prime toutes les autres : « Que pensez-vous de Dieu ? » La réponse de nos vieux poèmes ne prête ici à aucun doute : ce sont les plus convaincus de tous les théistes. Leur Dieu n’est pas enveloppé de nuages. C’est ce grand Dieu qui a fait le monde de rien et qui le gouverne par son infatigable et infinie providence. C’est le Dieu unique et éternel ; c’est le Père tout-puissant dont l’Église a communiqué la connaissance au monde ; c’est le Dieu des Papes, des Conciles et des Docteurs, mais c’est ce Dieu compris et exprimé par des poètes popu-