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on ne devait pas s’en tenir là, et l’artificiel allait bientôt tout gâter.

C’est aux jongleurs et aux trouvères auxquels ils commandaient leurs poèmes (car les jongleurs ont été souvent de véritables éditeurs au sens moderne de ce mot), c’est à ces théoriciens que nous devons la classification « officielle » de toutes nos chansons de geste en un certain nombre de cycles très nettement définis et limités. J’ai dit « classification » : c’est « enrégimentation » qu’il faudrait dire, si le mot méritait d’être français. Les jongleurs, en effet, enrégimentèrent de force nos pauvres vieux poèmes dans telle ou telle geste déterminée ; ils pratiquèrent à leur égard le compelle intrare. Peu de chansons échappèrent à leur zèle immodéré. Certes s’ils avaient pu parler, plus d’un de nos vieux poèmes aurait dit : « Vous me placez dans la geste de Doon ; mais je n’ai rien de commun avec ce Doon que je ne connais pas et ne tiens pas à connaître. » La résistance fut vaine. Avec cinq ou six vers qu’un trouvère complaisant inséra dans le début de tel ou tel poème, et avec le secours d’une généalogie fantaisiste, on relia facilement la chanson récalcitrante à la geste où l’on prétendait la faire entrer. Le tour était joué.

Et voilà comment on arriva un jour à ces célèbres classifications dont on trouve l’énoncé définitif dans Girars de Viane : « N’ot que trois gestes en France la garnie », et dans Doon de Maïence : « Il n’eüt que trois gestes u reaume de France. » Voilà comment on arriva à leur attribuer décidément ces trois noms que nos lecteurs devront graver dans leur mémoire : « Gestes du Roi, de Garin de Monglane et de Doon de Mayence. »

Une observation est ici nécessaire. Parmi ces trois gestes, il en est une dont la formation a été peut-être moins artificielle, moins voulue que les autres ; c’est cette geste de Garin à laquelle il convient de donner dès aujourd’hui le nom plus légitime de « geste de Guillaume ». Les plus anciens poèmes qui composent ce cycle sont intimement liés l’un à l’autre, et ont l’air de former les différents chants d’un seul et même poème épique. Aliscans débute sans aucune préparation, sans aucun exorde, par ces vers bien connus : A icel jor que la dolor fut grans Et la bataille orrible en Aliscans, qui semblent être la suite du poème précédent, du Covenant Vivien. Dans certains manuscrits, la Prise