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Roland s’écrie : « Dieu me confonde, si je démens ma race, se la geste en desment[1]. »

Dès le XIe siècle, nous assistons au spectacle très intéressant de la formation des premières gestes ou des premiers cycles ; mais il ne faut s’attendre ici à rien de régulier, à rien de nettement délimité. C’est plus tard que les jongleurs en viendront à codifier tous ces groupements ; c’est plus tard qu’ils diront avec un ton doctrinal : « Il y a trois gestes en France la garnie : celle du Roi, celle de Guillaume, celle de Doon. » Voilà qui est absolument artificiel, et il faut avouer que les pauvres jongleurs ont dû rudement peiner pour arriver à constituer cette geste de Doon qui n’a aucune unité profonde et où l’on a fait entrer, tant bien que mal, la rébellion d’Ogier à côté de celle de Renaud. Tout cela est factice, convenu, et il faut encore aujourd’hui beaucoup de bonne volonté pour admettre cette fameuse division en trois cycles. On a beau dire, avec Gaston Paris, que la geste du Roi raconte les guerres nationales du grand Charles ; que celle de Guillaume a pour objet la résistance du Midi contre les musulmans, et que celle de Doon, enfin, est consacrée aux luttes féodales[2] : on sent trop bien que ce classement a été inventé après coup. Œuvre de rhéteur.

Puis, ce classement même est loin d’être complet et les groupes, les cycles les plus vivants y sont passés sous silence. Je veux parler ici de ces cycles qu’à défaut de meilleurs noms, on peut appeler les cycles « régionaux » ou « provinciaux ». La grande patrie, en effet, n’a pas été la seule à produire des faits et des héros épiques, et il n’y a pas eu parmi nous que des gloires et des douleurs nationales. Les petites patries, les provinces, ont eu à cette époque une intensité de vie dont nous pouvons à peine nous faire aujourd’hui quelque idée ; elles ont eu leurs « gestes », elles aussi, qui ne sont peut-être pas aussi abondantes que les autres, mais qui sont souvent plus originales, plus sauvages, plus primitives. De là, la geste immortelle des Lorrains avec sa barbarie de Peaux-Rouges ; de là la geste du nord avec son horrible et sanglant Raoul de Cambrai de là, la geste bourguignonne avec ce Girard de Roussillon qui méri-

  1. Chanson de Roland, v. 788.
  2. La Littérature française au moyen âge, p. 41.