Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/223

Cette page a été validée par deux contributeurs.

capitaine et que l’Église honorait comme un si parfait modèle de la vie monastique ; d’autres enfin à ces deux révoltés illustres, au farouche Ogier et à ce Renaud dont le cœur était moins rude. Ces jongleurs (on sait que c’était leur nom) avaient chacun son répertoire qui, en général, se bornait aux exploits d’un même héros ou d’une famille héroïque. Il se forma de la sorte un certain nombre de groupes qui se rassemblèrent autour de tel ou tel événement épiques, de tel ou tel personnage légendaire. En d’autres termes, il y eut dès lors un certain nombre de cycles ou de gestes.

« Cycles, gestes », les deux mots sont excellents, mais demandent quelque commentaire. Un cycle, c’est précisément un de ces groupes, un de ces cercles de poètes, de poèmes et d’auditeurs, qui se forment un jour autour d’un grand fait national, autour d’un roi victorieux, autour d’un glorieux vaincu, autour d’une famille de héros. Chez les Grecs, c’étaient Achille et la guerre de Troie ; c’étaient Prométhée, Œdipe, Ulysse, et ce fut plus tard le cycle national de cette résistance aux Perses qui, comme on l’a dit, fut pour la Grèce antique ce que furent nos croisades pour la chrétienté du moyen âge. Chez nous ce furent le cycle de Charlemagne, celui de Guillaume, celui de la Croisade, et bien d’autres encore que nous aurons lieu d’énumérer plus loin.

Le mot geste prête davantage à la discussion, et il y a eu ici une succession de sens qui sont curieusement dérivés l’un de l’autre. Le plus ancien de ces sens est bien connu, et l’on sait que les gesta (en français la geste) sont à l’origine ces faits plus ou moins retentissants, ces actes plus ou moins glorieux, qui méritent d’être enregistrés par l’histoire. De là à signifier « histoire, chronique, annales » il n’y a qu’un pas, et une Chanson « de geste » est, à proprement parler, « une chanson qui a pour sujet des faits historiques[1] ». Or ces faits sont précisément le centre d’un de ces groupes que nous appelions « cycles » tout à l’heure, et voilà pourquoi le mot geste est devenu par extension synonyme du mot cycle. Le même terme a fini par désigner, fort naturellement, la famille épique à laquelle appartenait le héros de ce groupe. Dans une de ses plus belles heures de fierté,

  1. G. Paris, la Littérature française au moyen âge, p. 83