Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/222

Cette page a été validée par deux contributeurs.

qu’on ne trouve dans ces quatre mille vers qu’une seule comparaison[1] : mais la poésie « véritable » ne se compose peut-être pas que de ce seul élément, et il faut encore tenir en quelque estime la couleur, le rythme et surtout la hauteur de la pensée.

Reste la question de la langue, et j’avouerai sans peine que la langue du Roland n’est pas une langue « achevée ». Elle est simpliste, si j’ose parler ainsi ; elle est rudimentaire, elle est même un peu enfantine. Mais à tout le moins, elle est une, et les mots savants, par bonheur, n’y ont guère pénétré. Bref elle a tout ce qu’il lui faut pour bien dire ce qu’elle veut dire. Elle est vraiment populaire et vraiment française. Le reste lui sera plus tard donné par surcroît.

Quant à cette éternelle comparaison entre le Roland et l’Iliade pour laquelle nous avons naguère été quelque peu lapidé, et bien qu’à cet égard on nous reproche encore notre engouement « béat »[2], nous avons trop nettement expliqué notre pensée[3] pour qu’il soit besoin de la développer en ces quelques pages où ne doit entrer rien de personnel. Nous préférons donner la parole à un savant étranger qu’on ne saurait ici accuser de fanatisme : « La Chanson de Roland a ses beautés, et l’Iliade a les siennes. Il est possible de goûter les deux poèmes sans mettre sans cesse en antagonisme leur valeur esthétique. Il suffit que leur lecture provoque l’enthousiasme, et que l’esprit y prenne plaisir comme aux deux plus splendides produits de la poésie primitive populaire[4]. » Ainsi parle Nyrop, et nous ne pourrions dire aujourd’hui rien de plus, rien de mieux.

Formation des cycles épiques. — La monomanie cyclique. — Tels étaient les chants que colportaient dans les villes et dans les campagnes des XIe et XIIe siècles un certain nombre de chanteurs populaires qui s’étaient spécialement consacrés à la gloire de Roland. Mais dans le même temps d’autres chanteurs s’étaient voués à d’autres héros : les uns à ce Charlemagne dont la gloire pâlissait devant celle de son neveu ; les autres à ce Guillaume qui avait été dans le siècle un si merveilleux

  1. « Si cum li cerfs s’en vait devant les chiens, — Devant Rollant si s’enfuient païen » (vers 1874, 75).
  2. Revue des Deux Mondes, 15 février 1894, p. 907.
  3. Épopées françaises, 2e éd, t. III, p. xv et xvi.
  4. Nyrop, l. c, p. 322.