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autres Pairs qui sont liés par les nœuds du compagnonnage germanique. Dira-t-on qu’elle est banale, cette belle Aude qui n’apparaît dans le drame qu’une minute, et pour tomber raide morte en apprenant la mort de Roland ? Mais surtout dira-t-on qu’il manque de caractéristique, ce Charlemagne, qu’on ne saurait vraiment comparer à Agamemnon, et qui domine de si haut le Roi des rois d’Homère ? Grave, recueilli, pieux, ayant sans cesse un ange lumineux à ses côtés, ce centenaire sublime n’est pas plus insensible que ce jeune Roland dont il pleure la mort avec une douleur si paternelle et si vraie. Est-ce là de la formule ? Et comment s’expliquer qu’on ait pu dire d’un tel poème qu’il était terne et sec ? Nous n’admettons même pas, quant à nous, qu’il soit triste. Assurément la douleur en est l’arôme, et il n’y a pas sans elle d’épopée possible. Mais c’est une douleur pleine de virilité et d’espérance, et qu’on ne saurait confondre avec la tristesse stérile, avec ce « huitième péché capital ».

Qui dit « terne » dit « monotone », et l’on n’a pas épargné cette critique au Roland. Il suffit de jeter les yeux sur le vieux poème, pour se convaincre de l’injustice d’un tel reproche. Sans doute les récits de bataille y occupent trop de place ; mais il me paraît, à première vue, qu’ils ne sont guère moins développés dans l’Iliade. Puis, il n’y a pas que des batailles dans le Roland. Il y a cette belle scène du Conseil tenu par Charlemagne où se révèlent pour la première fois les caractères de tous les héros ; il y a le récit si habilement nuancé de la chute de Ganelon ; il y a les épisodes du cor, de la dernière bénédiction de l’archevêque, du soleil arrêté par Charlemagne ; il y a la mort de la belle Aude, le grand duel entre Pinabel et Thierry et l’horrible supplice de celui qui a trahi Roland. Tout cela n’est ni monotone, ni terne. Ajoutons ici qu’on ne trouve pas, dans la plus antique de nos chansons, l’abus de ces phrases toutes faites, de ces épithètes homériques, de ces « clichés » enfin qui rendent si fatigante la lecture de nos poèmes plus récents. Quant à prétendre que le Roland « manque de véritable poésie », j’imagine que l’éminent érudit qui s’est naguères rendu coupable d’une telle accusation, la regrette aujourd’hui. Pas de véritable poésie ! mais il faudrait au préalable définir ce qu’on entend par là. Il est trop vrai (et on l’a observé avant nous)