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Après l’éloge, la critique : une critique avec laquelle il faut compter, mais qu’il est permis de combattre.

Le plus grand reproche qu’on ait jusqu’ici formulé contre le Roland, c’est cette absence d’unité qui, dit-on, le caractérise. Nous avouons, tout au contraire, ne pas connaître de poème plus un. C’est un drame en trois actes, dont toutes les péripéties, intelligemment conduites, nous amènent à un dénouement intelligemment préparé. Le premier acte c’est « Roland trahi », le second « Roland mort », le troisième « Roland vengé ». Rien n’est inutile dans toute cette trame, et ce fameux épisode de Baligant, sur lequel on est si peu d’accord, est un élément nécessaire de cette action dramatique qui devait se terminer et se termine en effet par le châtiment des mauvais et le triomphe des bons. L’Odyssée elle-même n’est ni mieux menée, ni plus complète. Nous en appelons aux meilleurs juges.

« La faiblesse de la caractéristique, a-t-on dit, est sensible dans l’épopée française. » Dans le Roland non pas. Aucun personnage ne s’y ressemble. Ce ne sont pas seulement des types variés, mais des types très délicatement nuancés. Un poète médiocre (comme il y en a tant, parmi nos épiques eux-mêmes) n’eût pas manqué de nous représenter Ganelon comme un traître-né, comme un traître à perpétuité, comme une mécanique à trahison. Rien de tel dans le Roland. Ganelon connaît la lutte morale ; c’est moins un pervers qu’un perverti ; il lutte contre lui-même, et nous apparaît tout d’abord sous les belles couleurs d’un vrai chevalier. Il en est ainsi des autres héros. Roland n’est pas vulgairement en fer, comme tant d’autres comparses de notre épopée. Il est homme ; il pleure aussi aisément qu’une jeune fille ; il s’évanouit et tombe à terre, pâmé. Mais d’ailleurs, qui le confondrait avec Olivier, avec cet homme sage et qui, au milieu de la mêlée, se bat par devoir plutôt que par passion ? Autant vaudrait dire que le Curiace de Corneille ressemble à son Horace. Turpin, lui, nous représente très fidèlement ces évêques coupablement belliqueux des Xe et XIe siècles, qui oubliaient la mitre pour le heaume et ne donnaient leur bénédiction que sur les champs de bataille, tout couverts d’un sang que l’Église leur défendait de verser. Il ne ressemble ni au vieux duc Naime qui est notre Nestor, ni à aucun de ses