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oublier : « Quel chef-d’œuvre brut que ce poème, qui se dégage d’un idiome inculte, comme le lion de Milton des fanges du chaos. C’est l’enfance de l’art, mais une enfance herculéenne et qui d’un bond atteint au sublime[1]. »

Il ne nous restait guère, après de tels coups de clairon, qu’à garder nous-même le silence sur une œuvre à laquelle nous avons consacré tant d’années de labeur, et que nous avons peut-ètre contribué à remettre en gloire. L’âge n’a pas vieilli chez nous une admiration qui est encore toute neuve et demeure fraîche comme au premier jour. Nous avons essayé naguère de faire revivre la physionomie réelle de notre antique chanson, son caractère essentiellement populaire et primitif, sa profonde et vivante unité. Puis, passant de la forme au fond et du style à l’idée, nous nous sommes surtout attardé à montrer quelle idée le vieux poète se faisait de Dieu et du monde : « La terre, avons-nous dit, lui apparaît divisée en deux camps toujours armés, toujours aux aguets, toujours prêts à se dévorer. D’un côté les chrétiens, qui sont les amis de Dieu ; de l’autre les implacables ennemis de son nom, qui sont les païens. La vie ne lui paraît pas avoir d’autre but que cette lutte immortelle, et le monde n’est à ses yeux qu’un champ de bataille où combattent sans trêve ceux que visitent les anges et ceux qui ont les démons dans leurs rangs. Le Chef, le Sommet de la race chrétienne, c’est France la douce avec son empereur à la barbe fleurie ; à la tête des Sarrasins marche l’émir de Babylone. L’existence humaine n’est qu’une croisade. Quand finira ce grand combat, c’est ce que le poète ne nous dit pas ; mais il se persuadait sans nul doute que ce serait seulement après le Jugement suprême, quand toutes les âmes des baptisés seraient dans les fleurs du Paradis[2] » Il convient peut-être d’observer, pour finir, avec un des traducteurs de Roland, que « ce qui fait la grandeur de la Grèce, ce n’est pas d’avoir produit Homère, mais d’avoir pu concevoir Achille »[3] et d’appliquer une aussi juste remarque à notre chère France. Ce qui fait sa grandeur, ce n’est pas d’avoir produit notre vieux poème, c’est d’avoir pu concevoir Roland.

  1. Hommes et Dieu. 4e éd., 1872, p. 396.
  2. La Chanson de Roland, 4 éd., p. xxxii.
  3. Baron d’Avril, en sa première édition du Roland, p. xxxvii.