Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/218

Cette page a été validée par deux contributeurs.

qui commence sa Géographie de la France par le souvenir ému de la Chanson de Roland[1]. C’est Nyrop (un Danois) ajoutant que « tout y est primitif et absolument dénué d’artifice ». L’action, dit-il encore, « s’y meut tranquillement, et le récit, où l’on ne cherche aucun effet et où on ne pourrait trouver une seule phrase ampoulée, est uniquement tissu avec des mots simples et clairs[2] » ; c’est Pio Rajna (un Italien) déclarant que « ne pas connaître le Roland, c’est ignorer la poésie chevaleresque » ; c’est surtout Gaston Paris, dont l’admiration a subi certaines fluctuations peut-être inévitables, mais qui est, de tous les érudits, celui qui a parlé du Roland avec l’engouement le plus exact et l’enthousiasme le plus critique : « Tout y est plein, solide, nerveux : le métal est de bon aloi. Ce n’est ni riche ni gracieux : c’est fort comme un bon haubert et pénétrant comme un fer d’épée[3]. » Et ailleurs : « La Chanson de Roland nous apparaît comme le premier et le plus purement national des chefs-d’œuvre de l’art français[4]. Avec ses défauts de composition qui tiennent à son lent devenir et ses faiblesses d’exécution, elle n’en reste pas moins un imposant monument du génie français auquel les autres nations modernes ne peuvent rien comparer. Elle se dresse, à l’entrée de la voie sacrée où s’alignent depuis huit siècles les monuments de notre littérature, comme une arche haute et massive, étroite si l’on veut, mais grandiose, et sous laquelle nous ne pouvons passer sans admiration, sans respect et sans fierté[5]. » Voilà qui est parler, et les érudits n’ont pas accoutumé d’avoir de telles chaleurs de jugement et de style. Il n’y a, pour être plus imagé, que ce Paul de Saint-Victor, ce Victor Hugo de la critique littéraire, qu’on a décidément trop

  1. « Il est un lyrique infécond que, dans notre honteuse ignorance, nous avons longtemps vénéré comme le plus vieux de nos poètes : Malherbe, dont, quelques vers ont éveillé le génie de La Fontaine. Or, cinq cent cinquante ans avant ce père d’une strophe immortelle, quatre siècles avant la Ballade des dames du temps jadis, « Douce France » et Terre major sont célébrées dans les quatre mille décasyllabes de la Chanson de Roland, poème français qui sort d’une âme épique et tragique. La langue de ces temps antiques n’était pas ce qu’un vain peuple pense, un jargon rauque, sourd, inflexible, barbare, sortant comme un hoquet du dur gosier des gens du Nord. Et, dans sa rude beauté, la Chanson de Roland dépasse de mille coudées Boileau et son Lutrin, Voltaire et sa Henriade. »
  2. L. c., p. 39.
  3. Histoire poétique de Charlemagne, p. 24.
  4. Chanson de Roland, éd. de 1893. p. xxx.
  5. Ibidem.