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mort. Et c’est à lui enfin qu’il faut faire honneur du dénouement du poème, de la forme solennelle qui est donnée à la condamnation de Ganelon, et de ces derniers vers où Charlemagne en larmes regrette de ne pouvoir goûter ici-bas un instant de repos : « Deus, dist li Reis, si penuse est ma vie ! »[1]

Donc c’est au génie individuel de l’auteur du Roland que la plupart de ces nouveautés sont dues. Il a traduit tous ces récits en un style dont il n’est sans doute pas l’inventeur, qui était probablement celui de tous les poètes de son temps et que nous avons appelé ailleurs « un style national ». Mais les conceptions que nous venons d’énumérer sont bien son œuvre, et c’est là ce qui la distingue essentiellement du Carmen et du Turpin. Cuique suum.

Au demeurant, nous ne sommes pas, autant que d’autres romanistes, frappés des divergences qu’on peut constater entre ces trois formes de la légende rolandienne. Elles se ressemblent de bien près, ces affabulations du Turpin, du Carmen et du Roland, et force nous est d’avouer que la légende du héros devait être, avant le XIe siècle, bien solidement établie, bien « achevée », bien définitive, pour que ces différences aient si peu d’importance. Si l’on admet la postériorité du Roland qui nous a été conservé, il ne faut peut-être le faire qu’avec certaines réserves et à titre d’hypothèse. C’est le plus sage.

À quelle époque remonte cette fière chanson qu’un manuscrit d’Oxford (la France devrait l’acheter à prix d’or) a si heureusement préservée de l’oubli ? À quelle date faut-il décidément faire remonter le chef-d’œuvre où nous trouvons la rare et admirable fusion d’une belle légende nationale avec le génie d’un vrai poète ?

Nous avons naguère essayé d’établir que le Roland était une œuvre antérieure à la première croisade. Nous n’avons pas changé de sentiment.

L’auteur ne parle jamais de Jérusalem comme d’une ville appartenant aux chrétiens : il la suppose toujours aux mains des mécréants. Donc le poème a dû, suivant nous, être composé

  1. C’est à dessein que nous ne traitons pas ici la question de l’épisode de Baligant qui a occupé tant de bons érudits. Cet épisode n’appartient pas originairement à la légende de Roland ; mais il a toujours fait partie de la version qui est aujourd’hui représentée par le manuscrit d’Oxford, et il doit être sans doute attribué à l’auteur de cette rédaction. Cf. Nyrop, l. c., p. 103, 104.