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deux états de la chanson qui remontent notablement plus haut[1].

Voilà ce que constate l’érudition d’aujourd’hui, qui sera peut-être contredite par celle de demain. Mais enfin cette constatation est faite pour nous inspirer quelques doutes sur la valeur réelle et l’originalité du Roland que nous avons la joie de posséder. N’y faut-il voir que l’heureuse copie d’un poème plus ancien ? Ne nous offre-t-il vraiment aucun élément nouveau ?

Ce qu’il nous offre de nouveau est principalement dû à l’étonnante personnalité de son auteur. Ce sont ces inventions géniales, ce sont ces épisodes qu’il n’emprunte à personne et qu’il trouve dans le seul trésor de sa belle imagination. La part du génie est considérable dans cette œuvre traditionnelle. C’est lui, c’est notre poète qui a imaginé sans doute de commencer sa chanson par un message du roi Marsile ; c’est lui qui a créé cette scène incomparable où l’orgueil de Roland se refuse à sonner du cor ; c’est à lui qu’est due cette place prépondérante qu’occupe Olivier près de Roland, et qui a dessiné la charmante figure de ce frère d’armes de notre héros qui ressemble au Curiace de Corneille et représente si bien la vaillance tranquille à côté de la bravoure affolée : Rollanz est preuz e Olivier est sages ; c’est lui, c’est encore lui, qui a tiré de son cerveau le récit des présages lugubres qui annoncent la mort de Roland ; c’est lui, c’est toujours lui, qui a probablement imaginé la mort de la belle Aude, de cette fiancée sublime qui ne saurait survivre à un homme tel que Roland et qui meurt en apprenant sa

  1. Dans le Turpin, les deux frères Marsile et Belligant, qui sont de concert rois de Saragosse, tiennent, au début de l’action, la place que Marsile occupe seul dans les premiers vers de notre Chanson de Roland. Dans cette même chronique apparaît la figure touchante de ce frère de Roland, de ce Baudouin qui, voyant Roland sur le point de rendre l’âme, s’élance sur le cheval du héros et court à toute bride conter à Charles la nouvelle de la grande défaite. Dans ce même Turpin, enfin, nous voyons Roland, avant sa mort, prendre vaillamment l’offensive à la tête d’une centaine de chrétiens, faire une lieue de chemin pour atteindre les mécréants, leur courir sus, les battre et tuer Marsile. — Dans le Carmen au contraire, Marsile nous est présenté comme le seul roi de Saragosse. Nous y assistons pour la première fois à l’institution des douze pairs et à cette scène superbe où l’archevêque Turpin donne au corps inanimé de son « compagnon » cette bénédiction dont il n’est pas question dans le faux Turpin. Baudouin disparaît, et c’est à Roncevaux enfin que Ganelon est écartelé. Tout le reste, sauf des détails de peu de valeur, est conforme à l’affabulation du Roland qui est parvenu jusqu’à nous.