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tion épique d’où devait sortir l’épopée s’arrête au moment où la nation est définitivement constituée et a revêtu pour quelques siècles la forme féodale[1]. » Ainsi parle un des plus sûrs érudits de notre temps, et je ne voudrais pas que sa pensée, dont le fond est vrai, fût mal comprise ; je voudrais, pour tout dire, supprimer ce mot « s’arrêter ». Sans doute il faut faire remonter jusqu’à Clovis ce que Gaston Paris appelle si bien la fermentation épique ; sans doute Charlemagne est un sommet, et il est juste de rendre enfin un hommage légitime aux successeurs du grand empereur, même à ce Louis le Pieux qui est trop calomnié dans l’histoire, même à ce Charles le Chauve sur lequel il reste à écrire un beau livre. D’autre part j’admettrai volontiers avec Nyrop que les Capétiens n’ont eu, pour ainsi dire, aucune part dans la formation de notre épopée nationale ; mais la féodalité nous a certainement fourni une matière épique dont Gaston Paris lui-même, développant heureusement sa thèse, a pu dire[2] : « Quand sur les débris de la monarchie carlovingienne s’élève et s’organise la féodalité, les chants épiques renaissent, se renouvellent et expriment l’idéal féodal. » Il ne faudrait même pas arrêter à la féodalité l’action de ce ferment épique. Les croisades où des cent milliers d’hommes combattaient, les yeux obstinément fixés sur le saint-sépulcre, et mouraient pour le conquérir, les croisades qui sont la plus haute manifestation de la chevalerie catholique et française, ont eu nécessairement une influence considérable sur les développements de l’épopée. Et qui oserait dire que Jeanne d’Arc ait été moins épique que Charlemagne ?

Mais aujourd’hui nous n’avons pas à descendre ainsi le cours des siècles, et voici que nous entendons, non plus dans le lointain, mais tout près de nous, la voix d’un chanteur qui, sur une mélopée très simple, nous dit ces vers qui nous remuent jusqu’au plus profond de l’âme : « Carles li reis nostre emperere magnes — Set ans tuz pleins ad estet en Espaigne. »

Ces vers, on les connaît aujourd’hui tout aussi bien que le début de l’Iliade, et il n’y a plus, grâce à Dieu, de jeunes Français qui les ignorent.

  1. G. Paris, la Littérature française au moyen âge, p. 36.
  2. Ibid., p. 35