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modernes de reconstituer ses hexamètres un peu éclopés. Mais ce qu’il y a pour nous de plus intéressant, c’est que ces vers latins eux-mêmes ne semblent être que la copie d’un poème en langue vulgaire dont le titre, suivant une conjecture un peu hardie de Gaston Paris, aurait été la Prise de Girone. Nous avons eu déjà l’occasion de dire qu’on y raconte le siège d’une ville païenne par l’empereur Charles. Les Français donnent l’assaut et sont repoussés par les assiégés qui font ensuite une sortie… et le fragment s’arrête là tout net. Ce sont les noms des combattants chrétiens qui sont le mieux faits pour frapper ici une oreille française. Ils s’appellent Ernaldus, Bertrandus, Bernardus, Wibelinus[1]. Mais, ces noms, nous nous les rappelons parfaitement, et ils sont familiers à tous ceux qui ont étudié la geste de Guillaume. C’est Ernaut de Gironde ; c’est Bernard de Brebant et son fils Bertrand le paladin, qui fut fait prisonnier à Aliscans ; c’est enfin ce jeune Guibelin qui est le héros du Siège de Narbonne. Un seul païen est nommé : c’est Borel, et nous le retrouvons dans plusieurs chansons du même cycle, notamment dans Aimeri de Narbonne. Nous sommes donc en pleine geste de Guillaume, c’est-à-dire en pleine épopée. Avec quelque hardiesse il semble qu’on reconstruirait les couplets de la chanson française. Non, ce n’est plus la charpente ni la physionomie des cantilènes. Un aussi long développement que l’on consacre ainsi à un seul épisode nous force à supposer un poème de plusieurs milliers de vers. Plus de doute : ce n’est plus une complainte ni une ronde : c’est une chanson de geste, et nous sommes enfin arrivés à l’heure de la véritable éclosion de notre épopée.

« Préparée par Chlodovech, commençant vraiment à Charles Martel, à son apogée avec Charlemagne, renouvelée puissamment sous Charles le Chauve et ses successeurs, la fermenta-

  1. « … Respirat Wibelinus agilis et audax, puer par parenti suo virtute, sed suppar mole, compensandus in omnia ferro judice. Circumdedit unum e natis Borel visu, procul frementem inter mille pollenti dextra : rumpit iter telis intentus illi exhortansque equum talo monitore, et statim devenit ante eum collocatque ensem ardentem inter medium timporis, et exfibulat e suo usu cervicem cui magis adhærebat totamque medullat utrimque : occubuit lingua projecta plus uno pede. Propalat sitibunda cupido laudis Ernaldum quanti pretii sit quantoque actu refulgeat… Præterea succedit bello Bertrandi horrenda manus », etc. (Histoire poétique de Charlemagne, p. 467.) On a pu sans trop de peine reconstruire les hexamètres latins avec cette méchante prose : « E natis Borel visu circumdedit unum — Pollenti dextra procul inter mille frementem », etc.