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PRÉFACE

que la partie cultivée de la nation s’était peu à peu formée à son école, parce que de son côté elle avait fait, avec Malherbe, de grandes concessions à un public plus large, et enfin parce que l’époque qui lui permit d’atteindre son apogée était une époque de gouvernement absolu, où les grandes questions humaines étaient soustraites à la discussion, et où la littérature avait pris toute la place interdite aux autres activités de l’esprit. Mais à l’origine la littérature, et surtout la poésie nouvelle, s’était fait une loi de ne s’adresser, comme le proclamait Ronsard, qu’à ceux qui étaient « Grecs et Romains », et par conséquent ne se souciait nullement de se rattacher aux traditions et aux habitudes d’un passé qu’elle dédaignait et d’un « vulgaire » qu’elle avait en horreur.

Mais la plus importante de toutes les causes qui expliquent la rupture de la littérature du xvie siècle avec celle du moyen âge est dans le fait que la première était séparée de la seconde par un intervalle plus grand qu’il ne semble, ou plutôt que la seconde, à vrai dire, depuis longtemps n’existait plus. Ce qui l’avait remplacée était une littérature bâtarde, sorte de Renaissance avortée, mêlant les restes de la puérilité subtile du moyen âge à une gauche imitation de l’antiquité latine, dénuée de sujets et vide de pensées, incertaine de forme, incapable de grandeur et d’énergie, et tout aussi incapable de vraie beauté. Il ne lui manquait pas une certaine grâce, transmise à Marot par les poètes galants du xve siècle, et affinée par lui en une élégance souvent exquise ; mais il lui manquait la puissance de l’idée, la vérité du sentiment ou de l’observation, et le secret de la forme concentrée et pleinement consciente de son rapport avec la matière. L’épopée était morte depuis le xive siècle et ne survivait que dans les rédactions en prose, où l’on ne voyait plus que des contes prolixes et