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nante vérité, le sentiment pittoresque des navigations polaires, la transparence de la mer, les aspects des banquises et des îles de glace fondant au soleil, les phénomènes volcaniques de l’Islande, les jeux des cétacés, la physionomie si caractérisée des fiords de la Norvège ; les brumes subites, la mer calme comme du lait ; les îles vertes couronnées d’herbes qui retombent dans les flots. Cette nature fantastique créée tout exprès pour une autre humanité, cette topographie étrange, à la fois éblouissante de fiction et parlante de réalité, font du poème de Saint Brendan une des plus étonnantes créations de l’esprit humain et l’expression la plus complète peut-être de l’idéal celtique. Tout y est beau, pur, innocent ; jamais regard si bienveillant et si doux n’a été jeté sur le monde.[1] » Je ne dis pas que le tableau ne s’embellisse un peu sous la plume complaisante de l’écrivain, et que le Celte du XIXe siècle ne prête quelque chose de sa richesse aux Celtes du IXe. Mais toutefois, quelle poésie dans ces vieilles légendes qui peuvent encore, après mille ans, suggérer ces pages lumineuses et charmer ainsi l’imagination d’une société si différente de celle qui les avait conçues !

Vie de saint Thomas Becket. — Il semble que les vies des saints contemporains, racontées presque au lendemain de leur mort par des témoins oculaires, doivent présenter des caractères particuliers d’authenticité, et se rapprocher de l’histoire plus que les autres poèmes hagiographiques. Il n’en est pas toujours ainsi, l’intention édifiante ayant presque toujours dominé dans l’esprit des auteurs sur le souci de l’exactitude. La Vie de sainte Élisabeth de Hongrie[2], morte en 1231, par Rutebeuf ; celle de saint Dominique, mort en 1221 (par un auteur anonyme, qui écrivait au milieu du XIIIe siècle), sont faiblement traduites des vies latines des mêmes personnages, et offrent peu d’intérêt historique ou littéraire. Tout autre est la valeur de la Vie de saint Thomas Becket, par Garnier de Pont-Sainte-Maxence, un des poèmes les plus personnels et les mieux écrits que nous ait transmis le moyen âge.

  1. Essais de critique et d’histoire, p. 445. Paris, 3e édit., 1868.
  2. Erart de Valery, connétable de Champagne, l’avait commandée à Rutebeuf pour la présenter à Isabelle, fille de saint Louis, femme de Thibaut II, roi de Navarre (mort en 1271).