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le Conquérant, duc de Normandie, ouvrit en même temps la France à l’invasion de la poésie celtique. Elle s’y déversa tout entière avec une étonnante rapidité. Les légendes pieuses entrèrent chez nous, même avant Artus et la Table Ronde. Dès 1125 un moine appelé Benoît écrivait pour la reine Aélis de Louvain, femme de Henri Ier, roi d’Angleterre, un poème en vers de huit syllabes sur les voyages de saint Brendan à la recherche du paradis terrestre. Les poèmes sur le purgatoire de saint Patrice, sur la vision de Tungdal, la vie de saint Edmond, de sainte Modvenne sont du même siècle.

Le caractère dominant du cycle religieux celtique est non pas l’ascétisme oriental, mais un mysticisme d’un genre particulier, un mysticisme doux, rêveur, et même aventureux. Tandis que les saints d’Orient s’enfuient au désert et se font ermites, les saints du pays celte sont voyageurs ou pèlerins.

Saint Brendan part sur une barque, avec vingt moines, et des vivres pour quelques jours. Il fait voile hardiment vers l’ouest ; et s’en va, d’île en île, à travers les merveilles. Il visite des républiques d’oiseaux, qui rendent un culte à Dieu en chantant aux heures liturgiques ; l’île des Brebis, où ces doux animaux se gouvernent selon leurs lois pacifiques ; l’île Silencieuse, qu’aucun bruit ne trouble ; où les lampes s’allument d’elles-mêmes à l’heure des offices, et ne se consument jamais. Il célèbre la Pâque sur le dos complaisant des baleines. Il entrevoit l’enfer et le paradis céleste ; il visite le paradis terrestre ; il rencontre Judas, qui, une fois par semaine, sort de l’enfer, en récompense d’une bonne action qu’il a faite un jour.

Renan a écrit une page bien séduisante à propos de ces légendes celtiques. Il donne peut-être une idée trop favorable de l’œuvre (car la faiblesse du style en diminue beaucoup la valeur littéraire), mais il décrit bien l’état des imaginations d’où cette poésie est sortie ; combinaison singulière « du naturalisme celtique avec le spiritualisme chrétien ». Quel rêve charmant que cette « terre de promission » où règne « un jour perpétuel ; toutes les herbes y ont des fleurs ; tous les arbres des fruits. Quelques hommes privilégiés l’ont seuls visitée. À leur retour on s’en aperçoit au parfum que leurs vêtements gardent pendant quarante jours. Au milieu de ces rêves apparaît, avec une surpre-