Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/145

Cette page a été validée par deux contributeurs.

égyptienne, morte vers 350) nous renseigne curieusement sur les artifices de coquetterie des Françaises du XIIe siècle « si étroitement lacées, qu’elles ne peuvent plier leur corps ni leurs bras. »

Néanmoins les vies des saints orientaux intéressent surtout l’histoire des idées et des doctrines, et non pas seulement chrétiennes. La célèbre légende de Barlaam et de Joasaph traduit en français la traduction latine d’un roman moral écrit en grec, mais dont la source est bouddhique.

Un roi de l’Inde haïssait les chrétiens. Son astrologue lui prédit que son fils Joasaph serait chrétien un jour, et, pour prévenir ce malheur, le roi emprisonne son fils, et lui ménage une vie d’ailleurs délicieuse. Ainsi l’enfant, ne sachant rien des misères de ce monde, n’aura point l’idée d’en demander le remède au christianisme. Mais un jour Joasaph s’échappe de sa prison dorée ; il rencontre un mendiant, puis un lépreux, puis un vieillard chancelant, chez qui la vie va s’éteindre ; ainsi le voile se déchire ; en un moment il a connu les misères de ce monde ; et la pauvreté, la maladie et la mort ne sont plus un secret pour lui. Il prend le monde en dégoût et se réfugie dans l’ascétisme. Cette belle légende est dans la vie du Bouddha. Les chrétiens d’Orient l’ont adaptée sans peine au christianisme. Trois poètes, l’un anonyme, l’autre appelé Gui de Cambrai, un troisième, anglo-normand, Chardri, l’ont traduite du latin en vers français au XIIIe siècle. Barlaam est un saint ermite, qui visite, exhorte et convertit Joasaph ; il lui adresse des exhortations bien longues (le poème de Gui de Cambrai, publié par MM. Meyer et Zotemberg, renferme onze mille vers !  !). Le poète a tiré bon parti de quelques belles paraboles bouddhiques ; celle-ci, par exemple, qui prend si facilement un accent tout chrétien :

Un puissant roi avait un ministre qu’il avait chargé d’administrer une province. Cet homme s’y fit trois amis : les deux premiers, qu’il aima trop et pour qui il dissipa follement les biens du souverain ; le troisième, qu’il n’aimait guère, et pour celui-là il fit bien peu de chose. Après quelques années, le roi l’appelle à la cour pour rendre compte de son gouvernement. Il s’effraie, et va trouver le premier ami. Il lui rappelle que c’est