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singulièrement plus enthousiaste, n’en était pas moins plus familière, leur vision plus immédiate, leur confiance plus abandonnée. Ni la sainteté ni le miracle ne les étonnent ; et quand ils posent le pied sur le terrain des vertus ou des faits surnaturels, ils se croient encore chez eux. Rien d’analogue ne subsiste plus dans les âmes de nos jours. Un saint nous impose, et nous effraie un peu. Saint Louis n’effrayait pas Joinville, et cependant Joinville déjà voyait le saint chez le roi. « Je ne suis pas pressé de baiser vos os », lui disait-il naïvement, sûr d’ailleurs qu’il les baiserait un jour.

De cette familiarité de l’âme du moyen âge avec le surnaturel, il résulte dans le genre des vies des saints en vers une qualité avec un défaut. Cette qualité, c’est la vie. Ce défaut c’est trop souvent la platitude du style. Rien ne leur paraissant plus naturel que le miracle, ils le racontent sans émotion parce qu’ils sont sans étonnement. Le contraste est blessant, de ces merveilles qu’ils entassent avec la bonhomie de leur récit. Un mysticisme exalté est au fond des sentiments ; et ce mysticisme se meut dans un cadre et dans un milieu brutalement réaliste, et quelquefois trivial.

En revanche il y a certainement dans beaucoup de vies des saints rimées un certain agrément de détails joliment contés. Les auteurs sont beaucoup moins secs que la plupart des originaux latins : ils ne se contentent pas d’exposer le fait, tout cru ; ils le mettent en scène, quelquefois avec assez de grâce, trop souvent d’une façon prolixe ; mais toujours d’une façon vivante. Ils décrivent les lieux de l’action ; ils analysent les caractères des personnages principaux ; ils les font s’expliquer dans de longs discours ou dans des dialogues suivis. Dans presque toutes les vies de saints, une partie considérable de l’œuvre est placée directement dans la bouche d’un personnage ; ce qui donne au récit une allure de drame. Ainsi la narration pieuse préparait la voie aux futurs mystères, et d’avance leur fournissait une matière déjà presque à demi traitée.

Classement des vies de saints en vers. — Il n’est pas venu jusqu’à nous plus d’une cinquantaine de vies de saints en vers français : sans doute nous avons perdu quelques ouvrages de ce genre ; mais il paraît certain qu’un grand nombre de