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miers vers de Desportes avaient été tout pleins d’une veine épicurienne et sensuelle ; les derniers furent édifiants, mais médiocres. Il ne suffit pas de vieillir pour qu’une âme voluptueuse et frivole devienne religieuse et grave.

Mais la sincérité des bonnes intentions fut, quoi qu’on ait pu dire, ce qui manqua le moins aux auteurs des vies de saints.

Lisez les derniers vers de la Vie de sainte Euphrosine. Est-ce qu’on peut se méprendre à cet accent de parfaite bonne foi, de candeur et de simplicité ?

Eüfrosine, dame, Deu espose et amie,
Ne te nom ne ta geste ne conisoie mie :
En un livre d’armare vi escrite ta vie ;
Simplement astoit dite, d’ancienne clergie.
Ore, cant je l’ou liute, reciu t’avouerie ;
Por t’amor ai ta vie en romans recoilhie,
Non por li amender par major cortesie,
Mais por ce ke je vulh qu’ele plus soit oïe.
S’atres t’aimet o moi je n’en ai nule envie,
Tot le siècle en voroie avoir a compagnie[1].

N’est-ce pas là le langage d’un homme de bonne foi ? Et cependant l’auteur n’avait guère eu souci de l’authenticité du récit qu’il traduisait. Mais un récit jugé utile aux âmes semblait toujours véridique.

Les vies de saints rimées étaient lues au peuple, à l’église, comme un moyen d’édification, non moins efficace que le sermon. Les premiers vers de la Vie de saint Nicolas, versifiée par Wace, attestent cet usage, et en font une loi au clergé :

A ceus qui n’unt lettres aprises,
Ne lor ententes n’i unt mises,
Deivent li clerc mustrer la loi,
Parler des sainz, dire pur quoi
Chacune feste est controvée.

Et cet usage était si fortement établi que l’on a pu trouver, dans les anciens registres de l’archevêché de Paris, la preuve qu’on

  1. P. Meyer, Recueil d’anciens textes, p. 338. « Euphrosyne, dame, épouse et amie de Dieu, je ne connaissais ni ton nom ni tes faits : en un livre d’armoire (bibliothèque) je vis ta vie écrite. Simplement était dite, par quelque ancien clerc. Aussitôt que je l’eus lue, je devins ton protégé. Pour l’amour de toi, j’ai recueilli ta vie en langue romane ; non pour l’amender, par plus grande courtoisie (agrément) ; mais pour ce que je veux qu’elle soit plus écoutée. Si un autre t’aime avec moi, je n’en ai nulle jalousie. Je voudrais que le monde entier t’aimât en ma compagnie. »