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Si je répétais seulement ce que j’ai ouï dire (c’est justement ce que le moyen âge appelait écrire l’histoire), car souvent on m’a pressé de faire l’éloge de ces inconnus, et même d’en prêcher au peuple, moi, en faisant ce qu’on m’a demander, et les autres, en me suggérant de le faire, nous serions dignes également d’être publiquement flétris (cauterio). »

Assurément cette page fait honneur à Guibert de Nogent, et nous montre en lui un homme supérieur à son époque, par une rare probité historique et par un goût sincère et délicat de la vérité[1].

Encore faudrait-il ajouter que lui-même, en d’autres écrits, ne s’est pas montré si scrupuleux, ou du moins n’a pas fait preuve d’un jugement critique aussi solide.

Mais, à le juger seulement sur cette page, qui (je le répète) lui fait honneur, je voudrais encore, dans une certaine mesure, prendre un peu contre lui la défense de son époque, et plaider au moins pour les conteurs de légendes pieuses, les circonstances atténuantes. Il me paraît injuste ou beaucoup trop sévère en les taxant indistinctement de mensonge, et de mensonge intéressé.

Il n’y a pas mensonge, à bien dire, lorsqu’on n’a pas conscience que l’on ment. C’est ce qui arrive souvent, au moyen âge, aux auteurs les moins véridiques. En effet le moyen âge n’a jamais distingué sérieusement l’histoire de la légende. Écrire l’histoire, pour eux, c’est raconter ce qu’on a ouï dire. Mais la légende aussi peut se définir de la même façon. La légende n’est pas toujours la fiction ; ce n’est jamais la fiction pure ; la légende c’est ce qu’on raconte ; mais l’histoire non plus n’est pas toujours pure vérité. La définition de l’histoire et celle de la légende ne diffèrent pas au moyen âge. C’est affaire au jugement de les distinguer l’une de l’autre, ou plutôt de rejeter de l’histoire ce qu’elle renferme de faux et d’extraire de la légende ce qu’elle contient de vérité. Mais le moyen âge, qui manque tout à fait d’esprit critique, accueille et répète tout, pêle-mêle, histoire et légende.

  1. Il va fort loin, toutefois, dans ce sens ; jusqu’à blâmer, non l’honneur rendu aux reliques, mais l’exhumation et la translation des corps saints et le partage des reliques entre les différentes églises, et leur conservation dans des châsses précieuses qui semblent s’opposer à l’accomplissement de la parole divine : « Tu es poussière et tu retourneras en poussière. »