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afaitier de mots concueillis hors de verité, mist il sans rime cest livre, selon le latin. »

Mais quand même le poète français eût toujours suivi fidèlement (comme il arriva quelquefois) son original latin, si c’est assez pour garantir sa bonne foi, c’est trop peu pour établir la véracité de son récit. Les plus anciennes vies de saints latines furent respectables par leur sincérité ; ceux qui les rédigeaient pouvaient avoir été crédules ; mais ils ne furent jamais menteurs. Il n’en fut plus tout à fait de même lorsque le succès du genre en amena, pour ainsi dire, l’abus et la décadence : on voulut, à tout prix, satisfaire la curiosité toujours plus excitée des fidèles. Les vies de saints alors foisonnèrent, comme les romans à une autre époque. Vers le Xe siècle, les vies de saints orientaux, jusque-là peu connues en Occident, se répandirent en France par des rédactions latines, et l’imagination émerveillée en reçut une vive secousse. On commença dans mainte abbaye d’écrire la vie d’un saint patron, dont on s’était contenté jusque-là de savoir le nom et de vénérer les reliques. Les documents faisaient défaut ; on s’en passa, on se contenta des traditions les plus vagues et les plus lointaines ; quelquefois peut-être on se passa de traditions comme de documents, et l’imagination fit tous les frais. Il y eut certainement de grands abus dans ce zèle hagiographique ; et les contemporains ne furent pas sans le dire, et sans le blâmer sévèrement.

On a cité souvent une page vraiment curieuse de Guibert de Nogent[1] dans son traité sur les reliques des Saints (De pignoribus Sanctorum) : « Celui qui attribue à Dieu, ce à quoi Dieu n’a jamais pensé, autant qu’il est en son pouvoir, fait mentir Dieu… Il y a des écrits sur certains saints qui sont choses pires que des niaiseries (næniis), et qui ne devraient pas être offertes même aux oreilles des porchers (subulcorum). En vérité, beaucoup de gens, tout en attribuant à leurs saints la plus haute antiquité, veulent en faire écrire la vie par nos contemporains. On m’a fait à moi-même souvent la même demande. Mais moi qui me trompe aux choses qui tombent sous mes yeux, que puis-je avancer de vrai sur des choses que personne n’a jamais vues ?

  1. De pignoribus Sanctorum, par Guibert de Nogent, abbé de N.-D. de Nogent, près Clermont (Oise), mort en 1124 ; édit. D’Achery, in-folio, p. 333 et 335.