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Vies des saints. — Livrer la Bible et l’Évangile aux fantaisies des poètes n’était pas sans danger pour la pureté de la foi. L’inconvénient était moindre, mais la liberté fut égale dans la façon de traiter de la vie des saints. À aucune époque du moyen âge, les vies des saints ne furent présentées comme s’imposant à la foi des fidèles. Elles étaient toujours sur ce point nettement distinguées des dogmes. Même l’indignation avec laquelle certains auteurs de vies des saints s’élèvent contre ceux qui mettraient en doute la véracité de leur récit, témoigne, à mon sens, du grand nombre d’incrédules que ces récits rencontraient, et par conséquent de la liberté qu’on gardait de les admettre ou de les rejeter. Jamais, dans le même temps, un traducteur des Évangiles canoniques n’aurait osé supposer qu’il pût se rencontrer des chrétiens pour les mettre en doute.

L’intérêt dogmatique étant ainsi écarté, cela n’alla pas sans inconvénient pour la bonne foi des pieux narrateurs. Puisqu’on n’était pas absolument obligé de les croire, ils ne se crurent pas eux-mêmes absolument obligés de dire toujours la pure vérité. Ils donnèrent une assez libre carrière à leur imagination. Ils s’en défendent le plus souvent : on en pourrait citer maint témoignage. Ainsi, au début des Évangiles de l’Enfance, le poète affirme sa véracité :

Et si, ne vous veul rien monstrer
Que ne puisse prouver en leitre ;
Sans mençonge ajouster ne mettre ;
Si com en latin trouvé l’ai,
En françois le vous descrirai,
Mot a mot, sans rien trespasser[1].

Témoignage deux fois inexact. D’abord il n’est pas un poète qui, traduisant ou imitant un original, n’y ajoute plus ou moins du sien. Le vers, si l’on ose dire, est menteur de sa nature. Il y a toujours de la fiction dans la poésie. On le sentait moins au moyen âge où l’on prétendait écrire l’histoire en vers ! On le savait un peu toutefois. Un certain Pierre, auteur de nombreux poèmes, s’excuse ainsi, au-devant d’un Bestiaire en prose[2] de n’avoir pas rimé cet ouvrage : « Et pour ce que rime se vient

  1. Romania, XVI, 222.
  2. Meyer, Notices et Extraits, t. XXXII, p. 31.