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Les récits apocryphes : l’Évangile de l’Enfance (du Sauveur), de Nicodème (qui raconte la Résurrection), légendes de Judas, de la Croix, de Pilate ; histoire complète de la Vierge Marie (depuis ses grands-parents jusqu’à l’Assomption), ces récits, où l’imagination des auteurs s’était donné plus libre carrière, sont par là même plus intéressants. On s’étonne de l’indulgence avec laquelle l’Église, gardienne vigilante du dogme, laissa longtemps circuler, et trouver créance et faveur, des récits aussi complètement romanesques et qui touchaient d’aussi près aux mystères de l’Incarnation et de la Rédemption, c’est-à-dire aux bases de la foi chrétienne. Mais l’avide piété des fidèles ne voulait pas se contenter du trop sobre récit des Évangiles canoniques. L’Église dut tolérer, pour les satisfaire, des récits fabuleux, qu’au fond elle désapprouvait, que désapprouvaient du moins les membres les plus éclairés du clergé.

Nous possédons ainsi trois traductions en vers de l’Évangile de Nicodème ; les légendes rimées de Judas, de Pilate ; de la Vengeance du Sauveur (destruction de Jérusalem). L’histoire de la Vierge Marie fut longuement racontée en vers, par plusieurs poètes ; entre autres Wace, l’auteur du Brut et du Rou ; Gautier de Coinci, l’auteur des Miracles de Notre-Dame, dont nous parlons plus loin.

En général toutes ces paraphrases des récits évangéliques, soit canoniques, soit apocryphes, ont peu de valeur littéraire. Il arrive cependant que l’ardente sincérité de la foi élève et soutienne un moment la faiblesse du talent. Ainsi, qui ne sent le charme de cette humble prière, qu’on lit à la dernière page d’une très médiocre compilation sur la Conception de Notre Dame[1] :

Jhesu sire, le roi de gloire,
Aiez en sens et en mémoire
L’ame pécheresse chetive.
Que o[2] vos soit, et o vos vive.
Vrais sauvere, de douceur plains,
Recevez mei entre vos mains,
Qu’il vos plot en la croiz estendre
Por pecheours, le grant divendre[3].


Sire, qui toutes noz dolours,
Et noz pechiez et nos langours
Preïtes seur vostre biau corps
Et toutes les portastes hors,
Et lavastes par vostre sanc,
Qui vint de vostre destre flanc,
Lavez mei, sire, par cele onde
Dont vous sauvastes tout le monde.

  1. C’est un poème de Wace, mais allongé, interpolé par un inconnu. La prière citée n’est pas dans Wace. (Meyer, Notices et Extraits des manuscrits, XXXII, p. 58.)
  2. Avec.
  3. Le vendredi saint.