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Les vieux parents d’Alexis et son épouse ne se séparèrent jamais ; et par les prières du saint, leurs âmes sont sauvées.

Sainz Alexis est el ciel senz dutance ;
Ensemble ot Deu, en la compaigne as Angeles,
Od la pulcele dunt il se fist estranges,
Or l’at od sei ; ensemble sunt lur anemes.
Ne vus sai dire cum lur ledice est grande[1].

Ainsi les derniers vers de ce poème austère semblent une concession à humanité ; l’amour n’est pas condamné ; mais c’est au ciel qu’il faut aimer ; cette terre est un lieu de passage ; attendons la mort, c’est-à-dire la vie véritable, pour permettre à nos âmes une tendresse enfin épurée.

Tout cela nous emporte un peu loin des choses réelles ; mais on ne peut y contredire : il y a là beaucoup de poésie et d’élévation morale. Et puis, ne craignons rien. Cet excès ne va pas loin ; la chair et la terre ont bientôt repris leurs droits. Il est puéril de s’indigner. Il n’y a pas de danger qu’il se trouve beaucoup de maris pour quitter ainsi leurs femmes le jour de leurs noces et beaucoup de riches pour s’en aller mendier par humilité[2]. Héroïsme ou folie, l’un et l’autre est loin de nous.

Mais cette tendresse discrète des derniers vers explique peut-être un des traits singuliers de cette légende ou plutôt nous fait entendre comment notre poète a voulu l’expliquer. Pourquoi donc Alexis s’enfuit-il le soir du mariage plutôt que la veille ? Pourquoi abandonner cette épouse vierge et veuve au lieu de la laisser libre ? C’est qu’il l’aime lui-même comme il en est aimé ; c’est qu’il veut la conquérir au ciel par violence et mériter pour elle et pour lui la réunion éternelle par la vertu d’un double sacrifice. Il dit, avant Polyeucte :

Beaucoup moins que mon Dieu, mais bien plus queJe vous aime
Beaucoup moins que mon Dieu, mais bien plus que moi-même…
C’est peu d’aller au ciel ; je vous y veux conduire.

  1. « Saint Alexis est au ciel sans nul doute ; — il y possède Dieu en compagnie des anges, — avec la pucelle dont il se tint séparé, — maintenant il l’a près d’elle : ensemble sont leurs âmes. — Ne vous puis dire comme leur joie est grande. »
  2. Cependant une chronique raconte qu’un usurier de Lyon, entendant chanter Saint Alexis sur la place publique en 1173, fut si touché qu’il se repentit et donna son bien aux pauvres. (Anonymus Laudunensis, dans Monumenta Germaniæ historica, XXVI, 447, cité par L. Gautier, Épopées, II, 42.)