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L’esprit mondain dit un autre, a tout infecté ; on craint d’être singulier si l’on ne fait comme tout le monde ; voilà pourquoi il n’y a plus de saints :

Se vuelent tos jors escuser,
Quant en l’an se vont confesser
(Une fois, au plus tart qu’ils puent),
Pour çou que de tout ne se puent
Jecter ne issir du commun,
De cent, a paines i a un.
Quant ses confessors le reprent,
Qui reconoisse apertement
Son peccié ; ançois vuelt mostrer
Raisons, et paroles larder
Por soi partir legierement[1].

Ainsi les mêmes plaintes remplissent nos vies rimées, depuis la plus ancienne jusqu’aux plus récentes.

Après ce préambule, le poète raconte la grandeur d’Euphémien, père d’Alexis, la naissance tardive de ce fils unique, longtemps désiré. Dès qu’il atteint l’âge d’homme, son père veut le marier pour prolonger sa race. « Il achète pour lui la fille d’un noble franc. » Ce souvenir curieux des anciens usages barbares où l’épouse est livrée contre une somme payée au père, a disparu plus tard dans les remaniements du poème.

Mais Alexis, dont l’âme est toute à Dieu, médite de se dérober par la fuite. Le mariage est célébré avec pompe : les deux époux sont laissés ensemble. Dans les remaniements postérieurs, Alexis adresse à la jeune fille un interminable et ennuyeux sermon. Ici le poète a bien plus habilement sauvé l’étrangeté de la situation par la rapidité du récit : « Jeune fille, tiens pour ton époux Jésus qui nous racheta de son sang. En ce monde il n’est point de parfait amour ; la vie est fragile et l’honneur éphémère ; et toute joie se tourne en tristesse. » Il lui remet l’anneau conjugal ; et s’enfuit, à travers l’ombre de la nuit, sans, retourner la tête en arrière. Il fuit jusqu’à Laodice, de là jusqu’à Édesse ; il distribue aux mendiants tout l’argent qui lui reste, et, quand il n’a plus rien, prend place parmi eux.

Cependant son père, sa mère, la jeune épouse s’abandonnent à

  1. Vie de saint Dominique (environ 1240). (Romania, XVII, 394.)