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et l’autre genre aboutit à la prose, où la longueur et la diffusion semblent toujours moins lourdes au lecteur que dans les vers. Comme dit le traducteur en prose d’un poème sur la croisade : « Rime est molt plaisans et molt bele, mais molt est longe[1]. » L’un et l’autre genre a donné d’abord son chef-d’œuvre. La Chanson de Roland est infiniment supérieure à toutes les chansons de geste qui nous sont parvenues. La Vie de saint Alexis est la meilleure entre les vies des saints en vers (si l’on veut bien mettre à part la vie de saint Thomas Becket par Garnier de Pont-Sainte-Maxence, poème historique plutôt que vraiment hagiographique).

Vie de saint Alexis. — La Vie de saint Alexis[2] est un des textes les plus précieux de notre ancienne littérature, pour sa valeur rythmique et littéraire, et pour sa valeur historique. Par un heureux hasard, nous avons conservé, avec la rédaction primitive du texte, les rajeunissements qui en furent faits au XIIe, au XIIIe, au XIVe siècle, pour l’ajuster au goût du jour ou plutôt pour le gâter selon le goût du jour. Rarement nous possédons d’une façon aussi complète les états successifs d’un thème poétique plusieurs fois remanié.

Le manuscrit, découvert il y a cinquante ans à Hildesheim, en Hanovre, dans l’église de Saint-Godoard, nous offre un poème de 625 vers décasyllabiques partagés en 125 couplets de cinq vers chacun. Les cinq vers de chaque couplet présentent la même assonance. L’assonance est une rime élémentaire qui consiste dans l’identité de la voyelle tonique finale, sans tenir compte des consonnes qui la précèdent ou qui la suivent. L’assonance, rendue sensible par la répétition prolongée, paraissait suffisantes pour marquer l’unité rythmique du vers. D’ailleurs les poètes avaient l’oreille délicate ; ils n’eussent jamais fait assoner (comme font trop souvent nos modernes) des sons fermés avec des sons ouverts[3].

  1. Cf. Nyrop, Storia dell’Epopea francese, trad. Gorra, p. 56.
  2. Nous n’avons pas à parler ici de la Passion du Christ (dite de Clermont, parce que le manuscrit est à la bibliothèque de cette ville), poème de 516 vers octosyllabiques, partagés en 129 strophes de quatre vers, assonancés ensemble, strophe par strophe. Le poème, composé vers le même temps que le Saint Léger (date moyenne, 975), est écrit en dialecte du Midi, fort mêlé de français du Nord. Ce fut peut-être l’auvergnat du XIe siècle, dit M. G. Paris. En tout cas ce texte n’appartient pas à la langue d’oïl. Il n’a d’ailleurs aucune valeur littéraire.
  3. Par exemple : tu me trompas avec : je ne veux pas.