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si étroitement, si familièrement mêlée à tous les actes, même les plus terrestres, de la vie journalière, qu’il n’est pas rare qu’une vie de saint nous renseigne mieux que beaucoup de chroniques sur les idées et les sentiments, les coutumes et les mœurs de la société même civile et profane.

Nous aurons bientôt à nous demander comment est née la chanson de geste. Aujourd’hui, plus aisément, nous pouvons dire comment la poésie narrative religieuse, cette chanson de geste des saints prit naissance, à peu près en même temps que la chanson de geste des chevaliers. Nous verrons plus tard si les origines de l’une peuvent nous éclairer, par analogie, sur les origines de l’autre. Mais le moyen âge avait fait de curieuse façon le rapprochement de ces deux genres. Les vies de saints et les chansons de geste étaient débitées par les mêmes jongleurs, mieux réglés dans leur vie que les jongleurs ordinaires (faiseurs de cabrioles ou diseurs de facétie) ; aussi l’Église exceptait ces privilégiés de la censure sévère portée par elle contre toutes les autres classes de jongleurs. Une Somme de Pénitence écrite au XIIIe siècle veut qu’on admette aux sacrements les jongleurs « qui chantent les exploits des princes et les vies des saints (gesta principum et vitas sanctorum) et se servent de leurs instruments de musique pour consoler les hommes dans leurs tristesses et dans leurs ennuis[1]. »

De même qu’une épopée plus courte (que nous appelons vaguement cantilène) a dû précédé la chanson de geste, la cantilène sur la vie d’un saint a précédé le récit, de plus en plus développé, de cette vie. Sainte Eulalie, en vingt-neuf vers, conduit au Saint Léger, qui en renferme deux cent quarante ; le Saint Léger, au Saint Alexis qui en renferme six cent vingt-cinq. Plus tard viendront les longs poèmes en quelques milliers de vers. C’est la marche naturelle. Ainsi le genre commence par de courts fragments, très sobrement narratifs dans un cadre à demi lyrique ; il s’enhardit, se développe, s’épanche en narrations de plus en plus abondantes ; se perd enfin dans une prolixité banale et dans d’insignifiantes redites. L’évolution de la chanson de geste n’a pas été beaucoup différente. Au dernier jour, l’un

  1. Huon de Bordeaux, édit. Guessard, p. VI.