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nous avons une rédaction écrite au milieu du XIe siècle, témoigne, dans la forme et dans le rythme comme dans la composition et l’ordonnance générale de l’œuvre, l’effort d’un art naïf sans doute et inconscient peut-être, mais réel, avec un dessein suivi d’obtenir certains effets par certains moyens. Affirmer que la littérature française au moyen âge est née avec le Saint Alexis, ce serait oublier à tort tout ce que nous avons perdu peut-être. Mais nous pouvons dire au moins que nous ne possédons rien décrit en français qui ait quelque valeur littéraire antérieurement au Saint Alexis.

En France, comme en Grèce, comme dans tous les pays et dans toutes les langues où le développement de la littérature a été primitivement spontané, au lieu d’être (comme à Rome) le produit d’une imitation étrangère, la poésie précéda la prose. La poésie vit surtout d’imagination, et les peuples jeunes, comme les enfants, en sont mieux doués que de raisonnement. Le talent d’écrire en prose avec art exige plus d’effort et de maturité ; tant que l’esprit de la race ne peut se prêter à cet effort, la prose ne paraît bonne qu’aux usages familiers de la vie journalière ; la prose littéraire n’existe pas.

D’ailleurs le nombre des sentiments que la poésie elle-même était capable d’exprimer devait être bien restreint au commencement du XIe siècle. N’oublions pas que le domaine de la langue vulgaire, seul étudié ici, était loin d’embrasser tout entière l’œuvre intellectuelle du temps. Au XIe siècle et pendant tout le moyen âge (quoique le domaine du latin ne cessât point de se restreindre), la nation vécut partagée entre deux sociétés, deux idiomes séparés. Alors le monde ecclésiastique parle une langue que le peuple ignore : il traite, en latin, des idées que le peuple ne conçoit pas. L’empire de ce latin, limité dans l’avenir, est bien plus vaste dans le présent que celui de la langue vulgaire. Des hommes tels que Gerbert, Abélard, saint Bernard surpassent infiniment par la hauteur des pensées et par l’étendue des connaissances nos ignorants trouvères. Mais ils ont pensé, ils ont écrit en latin ; et, quoique nés en France, ils n’appartiennent pas proprement à notre littérature nationale, mais à l’histoire littéraire commune de la chrétienté latine.

La poésie en langue vulgaire, au XIe siècle, n’était capable