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près l’époque où naquit la littérature dans ce latin transformé, qui fut la langue d’oïl ou le français du moyen âge. Car langue et littérature sont deux choses séparées et distinctes. Un peuple ne saurait se passer de langue ; mais il peut fort bien exister sans littérature ; et tous les peuples commencent même par s’en passer. Les Romains ont été puissants et redoutés avant d’avoir seulement l’idée de la littérature.

Tant que les hommes parlent, ou même écrivent, seulement pour communiquer leurs idées et se faire entendre, leur langue n’a rien, pour cela, de littéraire. Dès qu’ils désirent plaire et toucher, non seulement par les choses qu’ils disent, mais par la manière dont ils les disent, dès qu’un sentiment d’art, si simple qu’il soit, se mêle à la parole et à l’écriture, la littérature existe.

Les Serments des petits-fils de Charlemagne, et même la Cantilène de sainte Eulalie[1], quoique versifiée, ne sont pas des textes littéraires, car tout sentiment d’art en paraît absent. La Vie de saint Léger, la Passion, dite de Clermont, textes du Xe siècle, renferment déjà quelques traits où s’accuse un timide effort pour toucher l’âme d’un lecteur ou d’un auditeur, non seulement par les choses racontées, mais encore par la manière de les raconter. Il y a comme une lueur de style dans ces vers du Saint Léger : le farouche Ebroïn a fait couper la langue et crever les yeux au martyr :

Sed il nen at langue a parler,
Dieus exodist les sons pensers ;
Et sed il n’en at ueils carnels,
En cuer les at esperitels ;
Et sed en corps at grand torment,
L’anme ent avrat consolement[2].

Mais ces premières lueurs sont rares ; et dans le Saint Léger comme dans l’Eulalie la forme est, littérairement, insignifiante — quelque valeur qu’aient d’ailleurs ces documents, précieux comme textes de langue. Au contraire la Vie de saint Alexis, dont

  1. Voir sur ces textes l’Introduction au tome I : Origines de la langue française, par M. F. Brunot.
  2. « S’il n’a langue pour parler — Dieu entend ses pensées. — S’il n’a les yeux de chair — au cœur il a ceux de l’esprit. — Et si son corps est en grand tourment — l’âme aura grande consolation. » — La physionomie de saint Léger, comme celle d’Ebroïn, demeure absolument indécise et insignifiante. On ne voit ni l’objet de la querelle, ni les raisons de la popularité de saint Léger.