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La gueule était close encore. La bête semblait immobile, mais insensiblement sa queue appuyée sur les herbes poussait la tête, et la large gueule aux mâchoires libres, s’ouvrant lentement, projetait en avant la fine langue bifide frétillante.

Rana ne percevait plus rien de la vie. Elle était séparée de son monde, retranchée de la société des compagnes, extériorisée de son marais qu’elle ne reconnaissait plus, tout entière sous l’emprise d’une volonté invincible qui la liait à elle et cassait ou plutôt rongeait tous les autres liens avec les choses et avec la vie.

Elle voyait la gueule qui s’ouvrait comme un gouffre où elle devrait s’engloutir. Quelque chose pesait sur elle aussi sûrement que la fatalité de l’instinct qui la poussait, aux pluies d’automne, vers la demeure hibernale. Mais rien d’angoissant ne l’étreignait quand elle creusait son caveau dans la vase de la mare, tandis qu’ici l’angoisse de l’inconnu et de la peur, se superposant à l’inévitable, la crispait douloureusement.