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BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

restes tu en deçà de tes forces ? C’est que tu ne t’aimes pas toi-même, sinon tu aimerais aussi ta nature et ce qu’elle t’ordonne. D’autres hommes ont aimé leur métier[1] au point de se consumer au travail, ne prenant le temps ni de se baigner ni de manger ; toi, tu estimes ta nature moins qu’un ciseleur l’art de ciseler, ou un danseur la danse, ou un avare l’argent, ou un sot ambitieux la vaine gloire. Ceux-ci, quand ils sont possédés par leur passion[2], sacrifient le manger et le dormir au profit[3] de la chose qui les touche ; est-ce que les actions qui ont pour objet le bien de tous te paraissent avoir moins de prix et mériter moins de zèle ?

2

Il est [bien] facile d’écarter et d’effacer toute représentation gênante, déplacée, et d’être aussitôt dans un calme parfait.

3

Estime-toi digne de dire et de faire tout ce qui est conforme à la nature ; si, après cela, quelqu’un te blâme et t’injurie[4], ne te laisse pas détourner[5] ; ne te prive pas, comme si tu en étais indigne, de dire et de faire ce qui te paraît beau. Les autres ont leur propre principe dirigeant et suivent leurs propres impulsions : n’y fais pas attention, va tout droit, suis à la fois ta nature propre et la nature commune à tous ; toutes les deux n’ont qu’un chemin[6].

  1. [τὰς τέχνας έαυτὢν, que donnent les manuscrits, est un solécisme. Il faut répéter l’article devant έαυτὢν, à moins de supposer l’omission de μἃλλον entre les mots τέχνας et έαυτὢν.]
  2. [Voir infra XII, 3 (9e note), la signification du mot προσπάθεια.]
  3. [Couat : « au succès de ce qui les attire. » — J’ai cherché une expression qui put désigner à la fois le progrès d’un art et l’accroissement d’une fortune.]
  4. Μέμψις ἣ λόγος. Le mot λόγος est très faible après μέμψις ; la correction de Junius, ψόγος, me paraît excellente.
  5. [Couat : « persuader. » Var. : « égarer. » — Je me suis rendu aux excellentes raisons de M. Polak (Hermès, XXI, p. 330), qui invoque de nombreux passages de Marc-Aurèle (IV, 3 ; VI, 22 ; VII, 20 ; VIII, 1) pour justifier ici la conjecture de Coraï : περισπάτω. Les manuscrits donnaient παρειπάτω.]
  6. [D’où il suit : 1o que rien n’est plus aisé que d’obéir à la nature : on n’a qu’à suivre sa nature ; — 2o que la loi, volonté de la nature, c’est la raison, organe de notre nature, qui nous la donne ; bref, que nous sommes autonomes (cf. infra XI, 20, note finale).

    Si l’on en croyait Diogène Laerce (de Vit. Phil., VII, 89), les premiers Stoïciens n’auraient pas tous admis comme un dogme l’accord des deux natures. Avant