Page:Pensées de Marc-Aurèle, trad. Couat.djvu/83

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
79
PENSÉES DE MARC-AURÈLE

d’homme ; m’irriterai-je encore à l’idée d’aller faire ce pour quoi je suis né, et pour quoi j’ai été mis dans le monde ? ou bien ai-je été créé pour jouir de la chaleur, couché dans mes couvertures ? — Mais c’est plus agréable. — Es-tu donc né pour ce qui est agréable ? Pour tout dire, es-tu un être passif, ou fait pour l’action[1] ? Ne vois-tu pas les plantes, les petits oiseaux, les fourmis, les araignées, les abeilles faire leur travail et, à leur manière[2], contribuer à l’œuvre d’où sort le monde ? Et après cela tu refuses, toi, de faire ce qui est l’œuvre de l’homme ? Tu ne te hâtes pas vers l’action conforme à ta nature ? — Mais il faut aussi se reposer. — D’accord : cependant la nature a déterminé la mesure du repos, comme elle a déterminé celle du boire et du manger. Néanmoins, ne dépasses-tu pas cette mesure, ne vas-tu pas au delà du nécessaire[3] ? Pourquoi[4] dans tes actions n’en est-il plus de même, mais

  1. [Couat : « es-tu né pour suivre tes penchants, ou pour agir ? » Var. (2e manuscrit) : « et non pour l’action, pour le travail ? » — Cette seconde interprétation est défendue par la note suivante : « Les manuscrits A et D donnent : ὄλως δὲ οὐ πρὸς πεῖσιν, ἣ πρὸς ἐνέργειαν. La vulgate : ποιεῖν, au lieu de πεῖσιν. Si, comme je le crois, ποιεῖν est la bonne leçon, le mot qui précède ἐνέργειαν, et qui indique une alternative, ne se comprend guère. Il m’a semblé qu’οὐ devait être substitué à . J’ai donc lu : ὄλως δὲ οὐ πρὸς [τὸ] ποιεῖν, οὐ πρὸς ἐνέργειαν. »

    La nécessité qu’a éprouvée M. Couat, après Coraï, d’intercaler l’article entre πρὸς et ποιεῖν eût dû suffire à le mettre en garde contre le texte de la vulgate. D’ailleurs, ποιεῖν et ἐνέργειαν ne sont pas synonymes : bien mieux que ποιεῖν, construit sans régime, ou même que le nom conjecturé par M. de Wilamowitz, ποίησιν, qui se prononce comme πεῖσιν, et qui n’exige pas, comme ποιεῖν, un article avant lui, c’est πράττειν, et surtout πρᾶξιν, qu’appelle le sens admis par M. Couat. En revanche, l’opposition de πεῖσις et d’ἐνέργεια (cf. supra, p. 37, note 1, la définition de ces mots) est familière aux Stoïciens. J’ai donc cru devoir, après le premier πρὸς, accepter la leçon de A et de D, et garder . Dans cette hypothèse, οὐ ne peut être conservé. Je l’ai corrigé en σύ.

    On sait que dans l’interrogation double « πότερον peut se sous-entendre comme utrum ». (Koch, Gramm. grecque, trad. Rouff, § 107.)]

  2. [Couat : « contribuer à l’ordre du monde, » et, en note : « La leçon adoptée par Gataker, celle de la vulgate, est : τὸν καθ′ αὑτὰς συγκοσμούσας κόσμον (littéralement : contribuer à l’ordre du monde où elles se trouvent). Les manuscrits A et D portent τὸ καθ′ αὑτὰς, qui semble bien préférable. » — Ils donnent aussi συγκροτούσας, qu’il faut admettre avec le reste, au lieu de συγκοσμούσας.]
  3. A et D : ὑπὲρ τὰ ὰρκοῦντα οὐ προχωρεῖς. — Le sens n’est pas douteux : Marc-Aurèle veut dire certainement que, dans la satisfaction des désirs naturels, l’homme va au delà du nécessaire. Cependant les manuscrits portent οὐ προχωρεῖς. Au lieu de supprimer οὐ arbitrairement, ne vaut-il pas mieux considérer, avec Schultz, la phrase comme interrogative ?

    [Ce n’est point là, à vrai dire, la plus sérieuse difficulté du passage. Elle est dans le mot οὐδέ, qui commence la phrase suivante, et dont les éditeurs de Marc-Aurèle se sont vus obligés de supprimer la première partie et de déplacer la seconde. Il m’a paru plus simple de lire τί δέ. Voir la note suivante.]

  4. [Couat : « dans les actions, il n’en est plus de même ; tu restes… »]