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BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

lui[1] repose-toi ; passe le reste de ta vie comme si tu avais fait aux Dieux un abandon absolu de toi-même, sans vouloir te faire ni le tyran ni l’esclave d’aucun homme.

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Examine, par exemple, le temps de Vespasien ; tu verras partout ceci : des gens qui se marient, élèvent des enfants, sont malades, meurent, guerroient, festoient, se livrent au commerce, labourent, sont flatteurs, orgueilleux, soupçonneux, fourbes, désirent la mort de tels autres, se plaignent du présent[2], font l’amour, thésaurisent, briguent le consulat et la royauté. Tous ces hommes sont morts et disparus. Passe[3] au temps de Trajan ; tu verras encore les mêmes choses. Et ceux-là sont morts aussi. Considère également les autres époques, l’histoire de nations entières[4] ; vois combien d’hommes

    Cyniques donnent ici au mot λόγος, ils ne parlent pas la même langue que Marc-Aurèle, qui eût dû traduire leur λόγος par δόγματα.

    Cette pensée, si je l’ai bien interprétée, est une profession de foi. Marc-Aurèle s’y présente à nous comme un Stoïcien qui, ne songeant guère qu’à bien pratiquer « l’art de vivre » (voir la pensée suivante), se préoccupe surtout, presque uniquement, des questions morales. Comparez VII, 67, où il avoue désespérer d’exceller jamais dans la dialectique et dans la physique ; I, 17, où il rend grâces aux dieux d’avoir pu ne pas « s’appesantir à déchiffrer les écrivains, à décomposer des syllogismes, à étudier les phénomènes célestes » ; surtout III, 14 et II, 2, déjà cités.]

  1. [Ici encore, la première intention de M. Couat m’a semblé meilleure que son dernier avis, et je n’ai pas tenu compte de sa rédaction définitive : « Aime le métier que tu as appris et restes-y attaché. » Il me paraît, en effet, également impossible et qu’un ancien, se parlant à lui-même, ait imaginé une expression que traduirait notre tout moderne « métier de roi », et que Marc-Aurèle, empereur en même temps que philosophe, s’adressant, d’ailleurs contre sa coutume, au commun des hommes, leur recommande le goût et l’amour de leur « pauvre métier ». (Car τεχνίον n’est pas τέχνη.)

    Je n’ai pas pu, il est vrai, conserver davantage la traduction, d’ailleurs incertaine, que donnerait le premier manuscrit ; mais j’y ai trouvé une indication, et comme une orientation, qui m’a guidé. Un peu plus haut (IV, 2), M. Couat avait traduit τέχνη par : « les règles pratiques. » Ici, pour traduire τὸ τεχνίον, il avait d’abord hésité entre les trois mots : « doctrine, théorie, règle de conduite. » Il effaça ensuite ces trois traductions dans son premier manuscrit et n’eut pas le loisir de chercher au delà dans cette voie. Le mot grec, évidemment détourné de son sens usuel, m’a rappelé l’expression par laquelle Sénèque définit le sage : artifex vivendi. De là l’interprétation que j’ai risquée. — En quoi consistera cet art de vivre ? La réponse est à la pensée 7 du livre VI, qui débute à peu près par les mêmes verbes que celle-ci : Ἑνὶ τέρπου καὶ προσαναπαύου…, et qui exprime le même sentiment. — Elle est encore aux pensées 61 et 68 du livre VII, où Marc-Aurèle nomme expressément et définit la βιωτική — enfin à la 5e du livre XI, qui commence ainsi : Τίς σου ἡ τέχνη ;]

  2. [Var. : « de leur situation. »]
  3. [Couat : « Remonte. »]
  4. [Couat : « d’autres dates et dans toutes les nations. » — Pierron : « les épitaphes d’autres temps, de nations entières. » — Michaut : « les histoires d’autres temps, de